Commentaire de texte: Le changement d’alphabet en Turquie (1928) vu par Eugène Pittard
Commentaire de texte : Commentaire de texte: Le changement d’alphabet en Turquie (1928) vu par Eugène Pittard. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Lu Elle • 13 Novembre 2021 • Commentaire de texte • 2 726 Mots (11 Pages) • 475 Vues
Commentaire de texte: Le changement d’alphabet en Turquie (1928) vu par Eugène Pittard
Introduction
« Il faut savoir choisir entre la révélation passée et la liberté future, » Jacques Benoist-Méchin enregistre-t-il cette citation de Mustapha Kemal (Atatürk) dans son ouvrage de 1954 intitulé Mustapha Kémal ou la mort d'un empire. Pour Atatürk, la construction d'une Turquie indépendante et moderne exige un renouveau de sa langue nationale, jusqu'alors sous influence arabe et persane en ce qui concerne son vocabulaire et son système d'écriture. Eugène Pittard (mort 1962), est un anthropologue Suisse qui témoigne les réformes de langue turques. Il est à noter que la fille adoptive d'Atatürk poursuit sa thèse de doctorat sous sa direction. Diplômé de l'Université de Genève, ses recherches se concentrent sur les sciences naturelles et humaines ainsi que l'ethnologie. Par rapport à de nombreux autres chercheurs de son époque, Pittard réfute avec véhémence la notion scientifique de race. Ses études le ramènent en Turquie et dans la Péninsule Balkanique, quelques voyages à la suite desquels il publie, parmi d'autres ouvrages, Les peuples des Balkans en 1920 et À travers l'Asie mineure: le visage nouveau de la Turquie en 1931. Ce dernier comprend un récit des notes de voyage prises lors de son séjour en Turquie dont notre document est un extrait. Publié en 1931, trois ans après l'institution d'un nouvel alphabet en Turquie, ce récit s'adresse aux personnes éduquées, surtout des anthropologues occidentaux qui regardent avec intérêt l'essor d'une modernité turque qui est inspirée par la théorie politique européenne.
À l'époque de l'écriture de ce document, le nationalisme n'est pas un phénomène nouveau en Turquie. Les Jeunes Turcs, une organisation fondée en 1889 à Istanbul, prône un nationalisme turc à l'occidental, c'est-à-dire un gouvernement constitutionnaliste et laïc. De nombreux penseurs qui font partie des Jeunes Turcs sont inspirés par la Révolution française. À la suite de la Première Guerre Mondiale et de l'abolition du califat (1924), Mustafa Kemal, désormais connu comme « Atatürk » (turc-père), un héros de guerre et l'héritier intellectuel des Jeunes Turcs et du Comité Union et Progrès (le parti des Jeunes Turcs), démarre en effort de répandre la laïcité et la modernité à travers la Turquie. Il est dans ce contexte qu'Atatürk ordonne la création d'une nouvelle langue turque écrite, un phénomène qu'observe Pittard en résumant l'usage traditionnel des caractères arabes, les raisons pour lesquelles ce système n'est plus suffisant, les défis linguistiques dont le gouvernement national doit se tenir compte, et l'éducation de la nouvelle écriture.
En quoi ce document témoigne-t-il de l'essor du nationalisme, de l'occidentalisation, et de la laïcisation en Turquie en se servant de l'exemple du changement de l'alphabet turc ? Nous traiterons dans un premier temps la mise en application d'une nouvelle langue nationale, pour ensuite le bouleversement politique de la langue turque dans le cadre d'une révolution nationaliste, et enfin la question d'occidentalisation et de laïcisation.
I. La mise en application d'une nouvelle langue nationale
La mise en application d'un nouveau système d'écriture indique un travail énorme qui exige un déroulement unifié. Même Pittard note que l'effort du changement de l'alphabet est « une des plus grandes révolutions sociales que l’histoire – dans son ensemble – ait à enregistrer » (l. 12-13). Dans cette première partie nous nous focaliserons d'abord sur le processus de créer un nouveau système d'écriture, ensuite sur l'importance de la coopération des institutions nationales, et enfin sur le rôle majeur de l'École.
La création de la nouvelle écriture turque doit être bien évidemment rapide et complète ; sa fondation est décrite en détail par Pittard. « Très vite on prépare une nouvelle grammaire. Pour l’écrire, une Commission siège en permanence. Car la réforme, dans son ensemble, pour avoir toute sa valeur, ne doit pas traîner... La Commission annonce donc qu’elle se tient à la disposition de tous pour corriger et mettre au point toutes les inscriptions qui lui seraient envoyées » (l. 96-103), nous dit-il en expliquant la présence de la nouvelle écriture à l'échelle nationale. Il est vrai que l'ancien alphabet (celui qui se sert des caractères arabes bien qu'il dénote des sons turcs) pose problème chez les apprentis de l’écriture ; comme le racontent Caymaz et Szurek dans le European Journal of Turkish Studies, « On [l'écriture arabe] lui [la langue turque] reproche son indigence vocalique et ses polyvalences consonantiques, qui rendent plus difficile la lecture de la langue turque, pauvre en consonnes mais riche en voyelles » (page 5). Il ne faut pas oublier cependant que la « Commission » décrite a besoin de la coopération de toutes les autres institutions centrales afin qu'elle puisse réussir.
Pour la bonne mise en place d'une réforme nationale, l'État doit agir en tant qu'intermédiaire entre les institutions nationales. Dans le cas de la Turquie, « Les membres de la Commission linguistique continuent partout leurs conférences. L’imprimerie nationale, naturellement, fonctionne nuit et jour pour confectionner des abécédaires, des manuels d’écriture » (l. 106-108). Pour assurer l'application de la nouvelle écriture, il ne faut pas oublier que les fonctionnaires jouent un rôle énorme ; « La Société des Tramways [à Constantinople] a organisé dans ses dépôts trente-trois cours. Ils dureront trois mois. Ils sont divisés en trois catégories : un cours pour les employés connaissant déjà l’alphabet occidental ; l’autre pour ceux qui savent seulement lie et écrire le turc ; le dernier pour les illettrés » (l. 119-122). La démarche des réformes n'est donc pas un événement isolé ou régional même si elle s'écoule majoritairement de la capitale. Les réformes turques visent surtout à éliminer les différences régionales en prônant un avenir d'une société unifié et, avant tout, turque. Vu le conflit entre Istanbul et Ankara à la suite de la Première Guerre Mondiale, les réformateurs envisagent une Turquie dans laquelle, selon Szurek dans un chapitre d'Après l'orientalisme, « tout enfin a été rénové pour que le voyageur qui descend de wagon, de bateau ou d’avion à Istanbul, à Izmir ou à Ankara
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