Annie Ernaux, La femme gelée
Commentaire de texte : Annie Ernaux, La femme gelée. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar jules_roussier • 19 Mai 2024 • Commentaire de texte • 4 075 Mots (17 Pages) • 91 Vues
Séance n°2 : Annie Ernaux, La Femme gelée
Introduction
Présentation du contexte historique/littéraire et de l’extrait : Les années 60 sont en France une période de réflexion et de débats, notamment sur les rapports hommes-femmes et la place de ces dernières dans la société, dont les évènements de mai 68 seront l’expression historique. Dans La Femme gelée, œuvre largement autobiographique, Annie Ernaux montre les limites de l’émancipation féminine dans les années 60.
Mariée à un étudiant en droit pourtant plein de théories idéales sur l’égalité des sexes, elle est vite happée par un conditionnement imposé par la société et voit sa vie confisquée par toutes les tâches ménagères qu’elle est finalement seule à accomplir.
Dans cet extrait, le lecteur observe la jeune femme pleine d’enthousiasme et de curiosité pour les études et l’avenir, perdre peu à peu son élan, ses propres désirs de liberté et devenir comme tant d’autres une « femme gelée ».
[Lecture du texte]
Problématique : Comment le récit de la narratrice montre-t-il les limites de son émancipation ?
Plan : La composition du texte suit le cheminement intérieur de sa réflexion, de son expérience de l’inégalité aux raisons de cette inégalité. Le premier mouvement, du début à la ligne 7 « Il fallait changer », expose l’envie de la narratrice de rendre plus équitable le partage des tâches domestiques et sa culpabilité de n’être pas bonne ménagère. Le second mouvement, des lignes 7 (« A la fac ») à 12 (« braque »), exprime alors la décision de la narratrice de demander conseil à d’autres étudiantes mariées, ainsi que la mise en échec de sa démarche.
Le troisième mouvement, des lignes 12 (« Alors, jour après jour ») à 21 « arts d’agréments »), présente le constat d’un certain silence généralisé autour de la condition des femmes mariées, qui pousse la narratrice à se décourager et perdre le fil de ses études.
Enfin le quatrième mouvement, des lignes 21 à la fin du texte, confronte le discours théorique du mari sur l’égalité à la réalité pratique vécue par la narratrice.
- Un récit autobiographique sous le signe de la culpabilité et du ressentiment
Je n’ai pas regimbé, hurlé ou annoncé froidement, aujourd’hui c’est ton tour, je travaille La Bruyère. Seulement des allusions, des remarques acides, l’écume d’un ressentiment mal éclairci. Et plus rien, je ne veux pas être une emmerdeuse, est-ce que c’est vraiment important, tout faire capoter, le rire, l’entente, pour des histoires de patates à éplucher, ces bagatelles relèvent-elles du problème de la liberté, je me suis mise à en douter. Pire, j’ai pensé que j’étais plus malhabile qu’une autre, une flemmarde en plus, qui regrettait le temps où elle se fourrait les pieds sous la table, une intellectuelle paumée incapable de casser un œuf proprement. Il fallait changer.
Dans ce récit, qui prend la forme d’un dialogue intérieur, la narratrice exprime son impuissance à communiquer son ressentiment, qui se transforme progressivement en silence et en culpabilité.
- Un récit rétrospectif sous forme de dialogue intérieur
- L’insertion d’une phrase au discours direct, sans ponctuation « aujourd’hui c’est ton tour » exprime un dialogue entre deux personnages ;
- De plus, le présent de l’indicatif « je travaille », « je ne veux pas » ou le passé composé « je n’ai pas regimbé », « j’ai pensé » sont traditionnellement des temps du discours ;
- Enfin, la présence de la première personne du singulier « je » et d’un destinataire (le déterminant possessif « ton » dans « ton tour ») sont d’autres marques d’un échange entre la narratrice et un référent encore inconnu, dont on comprendra rapidement qu’il s’agit de son mari.
- MAIS il est plus véritablement question d’un dialogue (entre la narratrice et son mari) inséré dans un autre dialogue (entre la narratrice et elle-même) : = DIALOGUE ENTRE LA NARRATRICE ET ELLE-MEME
- En effet, le « je » qui vit les évènements (« je ne veux pas être une emmerdeuse ») n’est pas le même que le « je » qui se souvient des évènements (« j’ai pensé que »). Le « je » de l’écrivain rapporte rétrospectivement des faits et des sentiments passés et les juge.
- Nous reconnaissons donc le cadre énonciatif d’un récit autobiographique.
- Une plongée dans un évènement particulier qui reflète le quotidien de la narratrice.
- La narratrice décrit au passé composé un évènement qui semble d’abord inédit : « Je n’ai pas regimbé, hurlé ou annoncé froidement », « c’est ton tour » ;
- Sauf que cet évènement paraît en réalité s’inscrire dans la durée. Le sens du nom commun « tour » évoque le caractère cyclique de la conversation. Le caractère indéterminé, comme flottant et brumeux à la conscience de la narratrice, des reproches adressés au mari (déterminants indéfinis « des » répétés plusieurs fois : « des allusions, des remarques ») et la naissance d’un sentiment (« un ressentiment mal éclairci ») expriment plus la durée qu’un évènement ponctuel.
- La juxtaposition des groupes nominaux « le rire, l’entente » renvoie à cette même idée d’une complicité qui s’est construite sur le long terme.
- A travers le récit d’un évènement particulier, le lecteur est donc plongé dans le quotidien de la narratrice.
- Un quotidien marqué par un non-dit entre la narratrice et son mari.
- Ce quotidien apparaît comme frappé par la malédiction d’un conflit qui ne s’exprime, au désarroi de la narratrice, que par des détours : « des allusions, des remarques acides ».
- La tournure familière, dont la syntaxe est elliptique « Et plus rien », qui suit une phrase construite comme un crescendo (lignes 1 et 2) « Seulement des allusions… », montre une bascule vers le silence. La narratrice décide alors de taire ce qu’elle voudrait exprimer à son mari.
- Cette décision suit la comparaison entre les bonheurs de la vie conjugale, « le rire, l’entente », qui sont « tout » selon elle, et des tracas ravalés au statut de « bagatelles », des détails de la vie quotidienne, des « histoires », des choses sans importance.
- Cependant, si la narratrice pense et pèse et juge ces reproches comme futiles (ce sont « des histoires de patates », elle ne ressent pas les choses ainsi (omniprésence du lexique du sentiment : « remarques acides », « ressentiment », « regrettait », « paumée »). C’est ce divorce entre sa raison et ses sentiments qui produit alors chez elle un autre sentiment, la culpabilité, exprimée par le comparatif de supériorité : « J’ai pensé que j’étais plus malhabile qu’une autre ».
- Des désaccords conjugaux qui portent sur les tâches domestiques.
- La culpabilité qu’elle ressent semble accentuée par le caractère dérisoire des raisons du conflit entre elle et son mari. Pour marquer cette superficialité, la narratrice emploie un vocabulaire familier lorsqu’elle évoque les objets du conflit : « bagatelles », « patates ».
- La question rhétorique « est-ce que c’est vraiment important, tout faire capoter, le rire, l’entente, pour des histoires de patates à éplucher », qui compare l’organisation de la vie domestique avec le « problème de la liberté », sujet au cœur des interrogations philosophiques et sociales des années 60 (comme en témoigne le succès de l’existentialisme, un courant philosophique dont l’écrivain et philosophe Jean-Paul Sartre est l’un des principaux acteurs), porte au comble du ridicule cet affrontement entre jeunes étudiants cultivés, plongés dans la plate réalité des tâches culinaires.
- La narratrice réalise un autoportrait à charge.
- Alors, au lieu de retourner ses reproches contre son mari, la narratrice les adresse finalement à elle-même : l’épithète péjorative « paumée », les injures dont elle s’affuble « emmerdeuse », « flemmarde », connotées très négativement, sont autant d’autocritiques qu’elle dresse en barrage contre son ressentiment.
- Ainsi la narratrice s’accuse de ne pas savoir « casser un œuf », critique renforcée par la mise en valeur en fin de phrase de l’adverbe « proprement ».
- La dernière phrase du mouvement, « Il fallait changer », une phrase à la tournure impersonnelle, très courte, tombe comme un couperet dans le récit sur les pensées obsédantes de la jeune mariée.
- Le cadre autobiographique présente donc le procès paradoxal de la narratrice, prisonnière de son ressentiment et de sa culpabilité de n’être pas bonne ménagère, alors qu’elle ne parvient pas à exprimer clairement les reproches qu’elle voudrait formuler à son mari dans l’organisation de la vie domestique. Cette situation, vécue comme une injustice par la narratrice, débouche sur l’urgence d’une décision.
- L’ironie au cœur d’un processus de démythification
À la fac, en octobre, j’essaie de savoir comment elles font les filles mariées, celles qui, même, ont un enfant. Quelle pudeur, quel mystère, « pas commode » elles disent seulement, mais avec un air de fierté, comme si c’était glorieux d’être submergée d’occupations. La plénitude des femmes mariées. Plus le temps de s’interroger, couper stupidement les cheveux en quatre, le réel c’est ça, un homme, et qui bouffe, pas deux yaourts et un thé, il ne s’agit pas d’être une braque.
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