Le Crapaud - Tristan Corbière
Commentaire de texte : Le Crapaud - Tristan Corbière. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Chabadrien • 7 Avril 2022 • Commentaire de texte • 3 513 Mots (15 Pages) • 769 Vues
Tristan Corbière, Les Amours jaunes (1873)
« Le Crapaud »
Tristan Corbière (1845-1875) était particulièrement excentrique, tant dans sa vie que dans ses œuvres. Peu gâté par la nature, rachitique, laid et tuberculeux, il meurt à trente ans et Verlaine fera de lui un de ses « poètes maudits ». Il ne publia qu’un recueil qui passa totalement inaperçu : Les Amours jaunes (1873). Le titre est ironique (faisant référence au "rire jaune", rire grinçant, sinistre, désabusé, ricanement qui cache mal la gêne, la souffrance) annonçant la douleur due à des amours déçues, inassouvies, qui ont laissé un goût amer au poète[1]. Corbière y pratique l'autodérision, cultivant les images du laid et le goût du paradoxe. « Le Crapaud », sonnet inversé en octosyllabes, illustre bien la tonalité du recueil notamment l’autodérision amère. En effet, dans ce poème à la forme particulière (sonnet inversé en octosyllabes), Corbière semble tourner en dérision le topos de la promenade romantique au clair de lune et s’identifie à un crapaud, symbole du poète rejeté et incompris. Quelle image du poète nous livre ce poème ? / En quoi Corbière fait-il du crapaud le symbole du poète maudit ? / Dans quelle mesure peut-on lire ce poème comme un autoportrait du poète ? / En quoi ce poème illustre-t-il un renouvellement voire une parodie du lyrisme ? Annonce des mvts du texte.
- 1er mouvement (v.1 à 6) : un chant mystérieux dans un cadre fantastique
- Les deux tercets nous plongent dans une scène étrange par son atmosphère ambivalente, à la fois paisible et inquiétante. En effet un certain nombre d’éléments donnent à voir un cadre romantique qui semble calme et apaisant : Une nuit d'été, (vers 1), sous "la lune" (vers 2), un espace naturel : "vert sombre" (vers 3), "massif" (vers 5), la présence d’ « un chant » (v.1 et 4) : les points de suspension (v.1, 5 et 6) semblent constituer des pauses de silence pour écouter le chant et donnent une impression de calme, suscitent la rêverie mais aussi le suspense et le mystère. C'est le cadre idéal pour une ballade romantique.
- Pourtant, des détails étranges semblent entrer en contradiction avec ce cadre romantique et suscitent une certaine peur. En effet, certains éléments sont inquiétants : « sans air » plonge d'emblée le lecteur dans une atmosphère lourde et étouffante. La lune semble pâle et froide d’après les termes « clair » et « métal » qui donnent une impression de froideur, de dureté et de tranchant, tout comme les « découpures » qui renvoient à une certaine violence. Le lexique de l’obscurité « nuit », « sombre » et « ombre » (à la rime embrassée v.3/6) suscite une certaine inquiétude. L’antithèse entre « clair » (v.2) et « sombre » (v.3) crée un sentiment de clair-obscur et d’étrangeté du décor. « Enterré, là, sous le massif… »[2] évoque la mort. Les pronoms neutres « ça » (v.6), « c’ » (v.6) renforcent l’impression de qqchose de mystérieux de même que l’article indéfini « un chant » (quel chant ? oiseau, femme… ?)[3] et le rythme du vers 6 (3/1//2/2) qui crée une forme de suspense et d’angoisse.
- L’importance du motif du chant traverse tout le poème. Il est d’emblée mis en avant par sa place en début de poème dans une phrase non verbale puis par les points de suspension antéposés au vers 4 et l’effet d’anaphore par rapport au vers 1 (puis « … Il chante » au v.11). Tout comme le cadre, le chant est lui aussi ambivalent et mystérieux. Le tiret du v.2 opère une rupture pour décrire le cadre, afin d’insister sur l’aspect incongru de ce chant ici. Alors qu’il semble remplir l’espace à lui seul aux vers 1 et 4 puisqu’il est comparé à « un écho » (on peut d’ailleurs interpréter l’anaphore entre le vers 1 et 4 comme l’effet de l’écho du chant), il semble également distant et étouffé, presque asphyxié, comme s’il ne pouvait plus circuler[4], se faire entendre ou se cachait ; en effet, il semble « enterré » (v5), « dans l’ombre » (v.6) et « se tait » (v.6) ; de surcroît, la précision « tout vif » (v.4) est équivoque : signifie-t-elle que le chant est intense, sonore ? net et tranchant comme les reflets de la lune évoqués et donc inquiétant ? à vif comme une plaie douloureuse renvoyant à l’idée de souffrance physique et morale (cf. l’expression avoir les nerfs à vif)… ? Quoi qu’il en soit il devient l’unique préoccupation du locuteur qui semble s’adresser à qqn comme le suggèrent l’impératif « Viens » (sans que l’on sache exactement de qui il s’agit) et les nombreux tirets qui apparaissent à partir du vers 6 et qui semblent indiquer qu’il s’agit d’un dialogue.
- 2ème mouvement (v.7 à 14) : beauté et laideur (splendeur et misère) d’un crapaud / l’analogie entre le crapaud et le poète (maudit)
Se met alors en place un dialogue étonnant dans les deux quatrains.
- Les deux personnages semblent intimes d’après le tutoiement, les impératifs « viens » (v.6) / « vois-le » / « vois-tu » v.9 et 12. Il semble s’agir d’un homme (le poète, surtout avec le dernier vers et la mention de la date en bas du poète) et d’une femme puisque celui-ci se présente comme « [s]on soldat fidèle » (v.8) reprenant ainsi un topos de la littérature courtoise au Moyen Âge[5].
- La découverte d’un crapaud à la volta[6] crée un effet de surprise (le crapaud est sans doute le « ça », l’origine du chant, ce qui semblait se cacher dans l’ombre dans les deux premières strophes…[7]) et donne lieu à une curieuse saynète montrant deux réactions différentes face au crapaud. L’une de rejet / répulsion et de peur comme le laissent à penser l’exclamation « Un crapaud ! » (v.7) et la répétition de « Horreur » (v.10 et 11) avec effet de gradation (d’abord « ! » puis « !! ») et la rime avec « peur ». L’autre (celle du poète) de compréhension, de sympathie et d’admiration, qui s’étonne (ou feint de le faire) de cette réaction de dégoût ce que suggèrent les questions « Pourquoi cette peur » (v.7) et « Horreur pourquoi ? » (v.11). On a l’impression que le poète se sent personnellement visé et qu’il prend la défense du crapaud.
- Le crapaud est ainsi présenté de manière ambivalente / ambiguë[8] : comme un animal qui dégoûte, qui suscite l'effroi (cf. ci-dessus) mais aussi doté de propriétés à connotations mélioratives. Tout d’abord, une fois le mystère de l’origine du chant dissipé (càd à partir du moment où on découvre qu’il s’agit d’un crapaud), on peut s’étonner que le coassement du crapaud soit évoqué comme « un chant » qui renvoie à qqchose d’agréable, d’harmonieux. Le crapaud est encore désigné par la métaphore « Rossignol de la boue » (vers 10) qui s’apparente à un oxymore. Le rossignol (autre topos romantique) représente la beauté, la pureté du chant, évoque le ciel (mais aussi la mélancolie) tandis que la boue évoque la saleté, l'emprisonnement au sol. De surcroît il est « sans aile » (v.9) donc incapable de s’élever, prisonnier de la boue. Il a la faculté de chanter mais pas celle de s’envoler. Le crapaud est encore doté d’un « œil du lumière » (v.12), expression qui dénote à la fois le reflet de son œil dans la nuit mais surtout ici son intelligence, sa connaissance. Il s’agit clairement d’une référence au poète visionnaire, au poète déchiffreur de mystères (représentation qu’on trouve chez les romantiques mais aussi chez Baudelaire et qu’on retrouvera chez Rimbaud à travers la figure du « poète voyant »). Le crapaud est donc présenté comme un animal contradictoire, à la fois méprisable et admirable, associant l’ombre et la lumière, la laideur et la beauté.
- L’analogie entre le crapaud et le poète (Corbière lui-même mais aussi le poète de façon générale) : elle devient claire au vers 9 avec l’expression « poète tondu » et surtout au dernier vers qui constitue la véritable chute et assimile clairement le poète au crapaud : une ligne de points sépare la chute du reste du poème. Cette ligne met en valeur la chute et ménage un effet de suspense. Effet d'autant plus grand que "moi" est le dernier mot du poème. Ainsi, le suspense a été ménagé jusqu'au bout. La chute invite à une seconde relecture du poème, après avoir compris la vérité. On comprend alors mieux l’utilisation du terme « chant ». Si le crapaud est le poète, alors son chant est celui du poète, ses vers. Les assonances en [oi] suggèrent le coassement : « pourquoi », « moi » x2, « vois » x2, « froid », « bonsoir » : le poète coasse comme le crapaud.
- Corbière se livre donc dans ce poème à une sorte d’autoportrait. Corbière évoque sa souffrance personnelle sur le mode du rire jaune, avec un humour désespéré par exemple à travers le « Bonsoir » de la chute. Le sonnet lui-même est inversé, hors norme, difforme et donc « monstrueux » comme le poète pensait l’être, comme le crapaud est censé l’être. Le vers 9 lui-même sort de la norme puisqu’il comporte neuf syllabes, il est boiteux, à moins qu’on lise « poète » « poue/te » ce qui irait dans le sens de l’amertume, du cynisme et de l’autodérision[9]. Le rythme morcelé, chaotique du poème rend compte de l’esprit tourmenté du poète. Le ton est pathétique, le poète n’est pas le prince du conte de fée mais le crapaud. On a d’ailleurs l’impression, avec les pointillés avant le dernier vers et la chute que le poète se transforme sous nos yeux en crapaud ! On peut également évoquer ici les sonorités assez discordantes du poème qui renforcent le rythme haché, tranchant (comme la luminosité de la lune) avec les allitérations en [l] / [p] / [k] / [t] / [d] / [r] par exemple : « - La lune plaque en métal clair / Les découpures (…) « - Un crapaud ! – Pourquoi cette peur, (…) Près de moi,… »
- Mais cet autoportrait a toutefois une valeur plus large puisque Corbière évoque la condition du poète de façon plus générale. Il met en avant la solitude et l'isolement des poètes qui sont incompris et poussés à l'écart, voués au malheur et à la honte, méprisés… comme l'est le crapaud. Ils ont un double visage : attirés par la mort, exclus mais capables d’éclairer les vivants ; le crapaud/poète est d’ailleurs présenté comme un mort (cf. déjà « enterré » v.5), avec l’expression « froid, sous sa pierre » (tombale ?) (v.13)) à moins que cela renvoie au départ annoncé par le « Bonsoir » ; est-ce le poète qui s’en va ? vexé / indifférent ? est-ce la femme qui, dégoûtée par son amant, le laisse en plan ? Quoi qu’il en soit, il en ressort un sentiment d'échec et d'exclusion, de solitude, de vie marginale, cachée dans l’ombre, à l’image de celle du crapaud (dimension tragique).
Conclusion
Le poème « Le Crapaud » de Corbière est donc un autoportrait dérisoire du poète à travers ce double horrible et effrayant qu'est le crapaud, auquel il s'identifie. Le crapaud devient le symbole du poète maudit comme l’était « l’albatros » chez Baudelaire, poème auquel fait directement allusion le vers 9 « poète tondu, sans aile »[10]. Comme chez Baudelaire, le poète/crapaud de Corbière est cloué au sol, même enterré, et toute tentative d’élévation vers l’idéal est impossible. Comme le crapaud, le poète est rejeté et méprisé, lui aussi fait « horreur ». Inadapté au monde dans lequel il vit, le poète s’exclut du monde et semble se condamner à mort. Le symbole du crapaud, l’esthétique de la laideur, la syntaxe volontairement disloquée et le rire jaune qui imprègnent le poème permettent à Corbière d'exprimer de façon surprenante et originale ses blessures et de s’efforcer d’exorciser le dégoût de soi, le sentiment d’échec et la souffrance d’exister.
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