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Les ordonnances de Dieudonné

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Par   •  22 Novembre 2015  •  Étude de cas  •  9 272 Mots (38 Pages)  •  1 278 Vues

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AJDA

AJDA 2014 p. 866

Les ordonnances Dieudonné : séparer le bon grain de l'ivraie

Jacques Petit, Professeur à l'université Panthéon-Assas - Paris II

 

Exceptionnellement médiatisées en raison de leur portée politique, les ordonnances Dieudonné ont fait l'objet, d'un point de vue juridique, d'appréciations contrastées : critiquées par beaucoup (v., not., E. Derieux, JCP 2014, n° 3 ; C. Tukov, JCP Adm. 2014, n° 3, comm. 2014 ; D. Rousseau, Gaz. Pal. 2014. 51 ; B. Seiller, AJDA 2014. 129  [pic 1] ; S. Sur, blog Liberté, Libertés chéries, 10 janv. 2014), elles ont été approuvées par certains (v., not., D. de Béchillon, Lemonde.fr, 10 janv. 2014 ; B. Bonnet et D. Chabanol, JCP Adm. 2014. Actu. 55 ; M.-A. Frison-Roche, LPA 2014, n° 14, p. 3 ; M. Touzeil-Divina, JCP Adm. 2014. Actu. 56 ; C. Broyelle, Gaz. Pal. 2014. 23 ; AJDA 2014. 473 [pic 2]), d'autres, encore, restant neutres ou mitigés (J.-B. Auby, Benjamin et Dieudonné, Dr. adm. 2014. Repère 2 ; D. Maus, D. 2014. 200 [pic 3] ; O. Gohin, RFDA 2014. 87 ; R. Piastra, D. 2014. 155 [pic 4]). Elles s'inscrivent, en tout cas, dans les évolutions que la police administrative a connues au cours des dernières années. On y retrouve l'ambivalence de ces dernières qui, renforçant l'esprit libéral de la police administrative à certains égards, en dévient à d'autres. Etrangement (à première vue), ces changements divergents résultent, au moins pour une part, des mêmes données, qui tiennent à la modification radicale du contexte juridique dans lequel le Conseil d'Etat élabore le régime de la police administrative. Au « splendide isolement » dans lequel fut notamment rendu l'arrêt Benjamin (CE 19 mai 1933, n° 17413, Benjamin et Syndicat d'initiative de Nevers, Lebon 541 [pic 5] ; GAJA, n° 44) a succédé, depuis assez longtemps déjà, un univers pluraliste dans lequel le juge administratif doit compter avec les jurisprudences du Conseil constitutionnel et des juridictions européennes. Le dialogue et la concurrence des juges, dans la protection des droits fondamentaux, ne rend toutefois compte qu'en partie des origines des ordonnances considérées, dont la riche génétique, autant qu'on la puisse saisir, paraît aussi comprendre des éléments spécifiques au Conseil d'Etat et à la France - le visa de l'avis du 16 février 2009, Hoffman-Glemane (n° 315499, Lebon 49, concl. F. Lenica [pic 6] ; AJDA 2009. 589 [pic 7], chron. S.-J. Lieber et D. Botteghi [pic 8] ; D. 2009. 567, obs. C. de Gaudemont [pic 9] ; ibid. 481, édito. F. Rome [pic 10] ; RFDA 2009. 316, concl. F. Lenica [pic 11], 525, note B. Delaunay [pic 12], 536, note P. Roche, [pic 13] et 1031, chron. C. Santulli [pic 14] ; Dr. adm. 2009. 60, note F. Melleray, JCP 2009. 1074, note J.-P. Markus) par la première ordonnance rendue est, de ce point de vue, significatif.

De la complexe affaire Dieudonné, il ne faut rappeler ici que les éléments nécessaires à l'intelligence des ordonnances éponymes. Fin 2013, M. Dieudonné M'Bala M'Bala (ci-après, Dieudonné) donne, au théâtre de la Main d'Or à Paris, un nouveau spectacle intitulé Le Mur, qui doit être présenté ensuite, en tournée, dans plusieurs villes de France. La presse audiovisuelle (émission Complément d'enquête diffusée sur France 2 le 19 déc. 2013) et écrite (compte rendu du journal Le Monde du 3 janv. 2014) révèle que ce one man show contient de nombreux propos ou allusions antisémites (par ex. : « Moi, niveau président, je me suis arrêté à Pétain, je l'aimais bien, au moins il voyait où ça foire » ; « L'Holocauste , ça nous a coûté un bras ») et des attaques contre des personnalités juives (notamment Patrick Cohen, animateur de France Inter: « Moi, tu vois, quand je l'entends parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres à gaz... Dommage ! »). L'affiche du spectacle représente d'ailleurs son auteur effectuant le geste dit de la « quenelle », dont le sens est controversé (manifestation « anti-système » ou salut nazi inversé).

A ces différents égards, Le Mur ne constitue pas une première : les spectacles donnés par Dieudonné depuis le début des années 2000, ainsi que d'autres interventions publiques (interviews, vidéos ou déclarations sur internet, notamment), contiennent des propos du même genre, comme en attestent plusieurs condamnations pénales, prononcées contre leur auteur, de différents chefs (injures, diffamation, provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale ou religieuse) sans, d'ailleurs, que les peines d'amende infligées aient donné lieu à recouvrement. C'est sans doute cette impuissance de la répression pénale (qui lui est pourtant largement imputable s'agissant de l'inexécution des sanctions) qui a conduit le gouvernement à changer de terrain juridique d'action. Le 6 janvier 2014, le ministre de l'intérieur adresse aux préfets une circulaire (NOR : INTK1400238C) dans laquelle, en substance, il rappelle à quelles conditions le maire (ou le préfet à lui substitué) peut, dans l'exercice de son pouvoir de police générale, interdire un spectacle tel que Le Mur, tout en laissant clairement entendre que, dans ce dernier cas, ces conditions apparaissent réunies.

Le 7 janvier 2014, alors que Dieudonné doit se produire le surlendemain, à 20 heures, au Zénith de Nantes, le préfet de la Loire-Atlantique interdit la tenue du spectacle. Saisi par la voie d'un référé-liberté (art. L. 521-2 CJA), le juge des référés du tribunal administratif de Nantes suspend, le 9 janvier à 14 h 20, l'exécution de cet arrêté préfectoral (ord. n° 1400110, RFDA 2014. 92 [pic 15]). Ainsi rendue possible, la représentation du spectacle de Dieudonné n'aura finalement pas lieu : le même jour, à 18h40, le juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur l'appel formé par le ministre de l'intérieur, infirme la décision des premiers juges (ord. n° 374508 du 9 janv. 2014). La position ainsi adoptée par la haute juridiction sera naturellement reprise par le juge des référés du tribunal administratif d'Orléans, saisi, de nouveau, par la voie du référé-liberté, des deux arrêtés par lesquels les maires de Tours et d'Orléans avaient, eux aussi, interdit que Le Mur soit joué dans ces villes. Les ordonnances ainsi rendues en premier ressort ont été confirmées en appel (ord. n° 374528 du 10 janv. 2014 et n° 374552 du 11 janv. 2014).

Avant d'entrer dans le vif de ces décisions, quelques précisions préalables sont nécessaires.

Les trois ordonnances rendues par le Conseil d'Etat sont similaires, sans être identiques ; la première, en particulier, diffère notablement des deux suivantes, qui s'efforcent manifestement de remédier à certaines faiblesses du raisonnement initialement suivi. Ces différences tiennent aussi à une donnée procédurale évidente : dans l'ordonnance du 9 janvier, l'Etat était appelant, Dieudonné et sa société de production, intimés ; c'est l'inverse dans les deux ordonnances suivantes. Il s'ensuit que, de l'une aux autres, les conclusions et les moyens présentés à leur appui ne sont pas les mêmes.

Des conditions auxquelles l'article L. 521-2 du code de justice administrative subordonne l'usage de ses pouvoirs par le juge du référé-liberté, certaines étaient, sans conteste, réunies. La liberté d'expression est, bien sûr, une liberté fondamentale (CE 26 févr. 2010, n° 336837, Commune d' Orvault, AJDA 2010. 1104 [pic 16], rendue à propos, déjà, d'un spectacle de Dieudonné) tout comme la liberté de réunion (v., en ce sens, CE 19 août 2002, n° 249666, Front national, Institut de formation des élus locaux, Lebon 311 [pic 17] ; AJDA 2002. 1017 [pic 18], note X. Braud [pic 19] ; D. 2002. 2452 [pic 20]). Interdire un spectacle imminent constitue, à l'évidence, une atteinte grave à ces libertés, qui rend non moins évidemment urgente l'édiction des mesures nécessaires à leur sauvegarde (CE 26 févr. 2010, Commune d'Orvault, préc.). Seule prêtait à discussion l'exigence d'après laquelle, selon les termes des ordonnances commentées, « l'usage par le juge des référés des pouvoirs qu'il tient de [l'article L. 521-4 du code de justice administrative] est subordonné au caractère grave et manifeste de l'illégalité à l'origine de l'atteinte à une liberté fondamentale ».

Cette formule fait d'abord sentir ce qui sépare l'office du juge du référé-liberté de celui du juge de l'excès de pouvoir. Si toute illégalité peut conduire ce dernier à prononcer une annulation, le premier ne saurait user de son pouvoir de prendre, en extrême urgence, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale qu'à raison d'illégalités dont le caractère grave et manifeste le justifie.

A la vérité, cette double exigence, qui ne paraît pas inhabituelle (par ex., CE 18 déc. 2013, n° 374005), s'écarte quelque peu de la lettre de la loi, qui ne fait référence qu'à une illégalité manifeste, pour réserver la « gravité » à l'atteinte portée à une liberté fondamentale. Il ne semble pas qu'il y ait seulement là une approximation de plume et une redondance. Une illégalité peut être manifeste, c'est-à-dire évidente, sans être grave et, inversement, on conçoit qu'une illégalité qui serait grave si elle était avérée ne soit pas évidente. Il est possible de soutenir aussi que ces deux qualités sont en rapport avec des caractéristiques différentes du référé-liberté. Que l'illégalité doive sauter aux yeux, cela est lié à l'extrême urgence dans laquelle il faut statuer, au terme d'une instruction forcément sommaire ; les ordonnances des 10 et 11 janvier y insistent d'ailleurs, à juste titre, en relevant que le juge du référé-liberté s'est prononcé « au vu des éléments dont il disposait ». Quant à la condition de gravité de l'illégalité, il convient de la rapporter à la nature et à l'étendue des pouvoirs du juge du référé-liberté : l'illégalité doit être grave, non dans l'absolu mais relativement à ce que sont ces pouvoirs, c'est-à-dire qu'elle doit être suffisamment grave pour justifier leur exercice.

C'est cette dernière exigence qui a conduit les ordonnances des 10 et 11 janvier à rejeter comme inopérants deux moyens d'illégalité externe soulevés contre les interdictions prononcées par les maires d'Orléans et de Tours : motivation insuffisante et absence de procédure contradictoire. A les supposer établies (le juge soulignant d'ailleurs qu'elles sont démenties par les pièces du dossier), ces illégalités-là, qui pourraient, bien sûr, fonder une annulation en excès de pouvoir, ne justifient pas, au contraire, un usage de ses prérogatives par le juge du référé-liberté parce que, par hypothèse, elles ne touchent pas au bien-fondé de l'atteinte portée à une liberté fondamentale.

Il en résulte donc que l'interdiction par la police administrative générale d'un spectacle est entachée d'une illégalité grave, au sens du référé-liberté, quand il n'existe pas de motifs propres à la justifier légalement ou, en d'autres termes, quand les conditions de fond de la légalité d'une telle interdiction ont été méconnues. Déterminées par la jurisprudence Benjamin, ces conditions sont au nombre de deux : le spectacle doit comporter un risque d'atteinte à l'ordre public que la police administrative générale a pour but de sauvegarder (condition de nécessité) ; ce risque doit être suffisamment grave pour que seule une interdiction soit à même d'y parer (condition de proportionnalité).

Encore faut-il que cette illégalité soit manifeste, évidente au vu des éléments dont disposait le juge des référés. Il n'apparaît pas, toutefois, que cette exigence conduise le juge à restreindre le contrôle qu'il exerce sur la réalisation des conditions susmentionnées et à ne tenir compte que d'une absence manifeste de risque pour l'ordre public ou d'une disproportion manifeste de l'interdiction par rapport à la gravité du risque. Ici, l'office du juge du référé-liberté ne diffère guère de celui du juge de l'excès de pouvoir.

En termes plus ou moins nets et qui, de la première ordonnance aux deux suivantes, présentent quelques variations, le Conseil d'Etat, à la différence du tribunal administratif de Nantes, a donc jugé que les conditions de la légalité de l'interdiction d'un spectacle par la police générale étaient, au cas d'espèce, remplies. Cette solution apparaît discutable et nous semble s'écarter, à certains égards, de l'esprit libéral de la police administrative générale.

Comme telle, elle apparaît d'ailleurs étrangement détachée des énoncés généraux que contiennent par ailleurs les ordonnances commentées (pt 4 de l'ord. du 9 janv. repris à l'identique par celles des 10 et 11 janv.) et qui marquent, tout au contraire, un approfondissement de la signification libérale de la même police.

I - L'approfondissement de la signification libérale de la police administrative générale

Il est peu douteux que la jurisprudence administrative demeure la source fondamentale du droit applicable à la police administrative, surtout générale. L'ordonnance du 9 janvier 2014 le manifeste avec éclat, qui vise deux arrêts (19 mai 1933, Benjamin, préc., et CE, ass., 27 oct. 1995, n° 136727, Commune de Morsang-sur-Orge, Lebon 372 avec les concl. [pic 21] ; AJDA 1995. 942 [pic 22], 878, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux [pic 23], et 2014. 106, chron. M. Franc [pic 24] ; D. 1995. 257 [pic 25] ; RFDA 1995. 1204, concl. P. Frydman [pic 26] ; GAJA, n° 95) et un avis (16 févr. 2009, Hoffman-Glemane, préc.) du Conseil d'Etat sur lesquels elle se fonde largement. Cette manière de faire, qui vaut reconnaissance formelle de la normativité de la jurisprudence administrative (certes, ce n'est pas un scoop), semble inédite. S'il arrive assez couramment que le Conseil d'Etat se réfère explicitement aux décisions d'autres juridictions (Cour de justice de l'Union européenne, Conseil constitutionnel, notamment) quand celles-ci conditionnent étroitement la sienne propre, il ne mentionne pas normalement les arrêts rendus par lui et dont sont issues les règles dont il fait application. Il est vrai que le rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative (v. AJDA 2012. 976 et la tribune de M.-C. de Montecler, p. 1249 [pic 27] ainsi que J.-B. Auby, Dr. adm. 2012. Repère 6) préconisait de donner cette sorte d'indications dans les motifs mêmes des jugements : l'ordonnance du 9 janvier 2014 rejoint cette préconisation a minima puisqu'elle se contente, en la matière, d'un visa.

Il n'en demeure pas moins que l'approfondissement dont il est ici question résulte, pour sa plus grande part, de la réception par le Conseil d'Etat de conceptions forgées dans d'autres prétoires, ceux des juridictions européennes et du Conseil constitutionnel. Cette réception est d'ailleurs toute naturelle : venues d'ailleurs, les vues dont il s'agit ne sont pas en disharmonie avec l'esprit général de la jurisprudence administrative, dont elles se présentent, à certains égards, comme un développement.

Cela se constate dans les trois énoncés généraux qui nous intéressent ici et qui se rapportent à la valeur de la liberté d'expression, à la finalité de la police administrative générale et à l'exigence de nécessité et de proportionnalité des mesures édictées par cette dernière.

A. La valeur de la liberté d'expression

En présentant son exercice comme une « condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés », les ordonnances commentées marquent la valeur toute particulière de la liberté d'expression, qui n'existe pas seulement au bénéfice de l'épanouissement personnel de ses titulaires mais remplit une fonction politique majeure. La formule ainsi utilisée reprend à l'identique un motif constant de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (« la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés » v., par ex., Cons. const. 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, consid. 15) et rappelle celle dont use la Cour européenne des droits de l'homme (« la liberté d'expression constitue l'un des fondements de pareille société [la société démocratique] et l'une des conditions primordiales de son progrès », 7 déc. 1976, Handyside, GACEDH, p. 74).

B. La finalité de la police administrative générale

Relativement à cette finalité, considérée dans son rapport avec la liberté de réunion, les ordonnances Dieudonné s'expriment d'une manière qui mérite de retenir un peu l'attention : « il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l'exercice de la liberté de réunion ».

La formule qui fait apparaître la police comme étant au service de la liberté peut sembler singulière, dès lors qu'il est courant d'insister sur leur antagonisme, comme le fait, d'ailleurs, l'arrêt Benjamin en énonçant que le maire doit « concilier » son pouvoir de maintenir l'ordre avec la liberté de réunion : la conciliation suppose l'opposition. Mais il n'est pas moins banal de relever que cette opposition est plus apparente que réelle : si la police générale restreint en effet l'exercice des libertés, c'est en vue d'assurer un ordre conçu comme étant lui-même nécessaire à cet exercice. Dans ce sens, la formule commentée n'est pas tant étrange que ramassée : faisant l'économie du but immédiat des mesures de police - l'ordre public -, elle met l'accent sur leur finalité ultime - l'exercice de la liberté - et, par là même, sur leur nature foncièrement libérale.

On voit bien d'ailleurs à quoi, plus concrètement, les ordonnances Dieudonné font ici référence : quand une réunion menace de causer des troubles, parce qu'elle suscite des oppositions, le premier devoir des autorités de police est d'en permettre, néanmoins, la tenue en déployant les forces de police nécessaires au maintien de l'ordre. C'est l'esprit même de la jurisprudence Benjamin. Aujourd'hui, un tel devoir est rattachable aux théories, développées par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, des obligations positives et de l'effet horizontal des droits fondamentaux, dès lors qu'il s'agit en somme de faire respecter la liberté, pour les uns, de se réunir et de s'exprimer contre les tentatives des autres de les en empêcher (v., en ce sens, CEDH 21 juin 1988, Plattform « Arzte für das Leben » c/ Autriche, série A, n° 139, JDI 1989. 824, obs. P. Tavernier). On voit par là comment une jurisprudence classique s'inscrit parfaitement dans la construction d'un droit commun européen des droits fondamentaux.

C. L'exigence de nécessité et de proportionnalité des mesures de police

Cette exigence n'a, certes, rien de nouveau : le droit de la police administrative est classiquement dominé par l'idée selon laquelle la restriction de police étant une exception au principe de liberté (selon la célèbre formule du commissaire du gouvernement Corneille, concl. sur CE 10 août 1917, n° 59855, Baldy), elle ne saurait être légalement justifiée, comme le manifeste l'arrêt Benjamin, que si et dans la mesure où elle est nécessaire à la sauvegarde de l'ordre public et proportionnée à ce qu'exige cette sauvegarde. A cette idée ancienne, les ordonnances commentées donnent une expression nouvelle et exigeante : les atteintes que les mesures de police administrative portent à l'exercice des libertés fondamentales en cause (expression et réunion) « doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées ». On aura reconnu les trois conditions auxquelles le droit allemand, repris par celui de l'Union européenne, subordonne la conformité d'une mesure au principe de proportionnalité. Adaptée, cela signifie pertinente par rapport au but recherché, que la mesure considérée doit permettre d'atteindre. La condition de nécessité veut dire, quant à elle, que la décision ne doit pas excéder ce qu'exige la réalisation du but poursuivi ; en d'autres termes, cette condition est satisfaite quand il apparaît que cet objectif ne pouvait être atteint par d'autres moyens moins attentatoires à la liberté. Enfin, la proportionnalité, au sens strict, exige que la mesure ne soit pas, par les charges qu'elle crée, hors de proportion avec le résultat recherché.

Ce triple test s'est introduit, depuis quelques années, en droit français. Cette diffusion a commencé par la jurisprudence constitutionnelle. Depuis sa décision n° 2008-562 DC du 21 février 2008 (Rec. Cons. const. 89. GDCC, 2011, n° 36 ; AJDA 2008. 714 [pic 28], note P. Jan [pic 29] ; D. 2008. 1359, chron. Y. Mayaud [pic 30] ; ibid. 2025, obs. V. Bernaud et L. Gay [pic 31] ; ibid. 2009. 123, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail [pic 32] ; Constitutions 2010. 235, obs. M. Disant [pic 33] ; RSC 2008. 731, note C. Lazerges [pic 34] ; ibid. 2009. 166, obs. B. de Lamy [pic 35] ), le Conseil constitutionnel a appliqué, à plusieurs reprises, ce modèle d'appréciation de la proportionnalité en exigeant que les atteintes législatives à certaines libertés particulièrement dignes de protection soient « adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis ». Il en a d'abord été ainsi pour la liberté d'aller et venir, pour le droit au respect de la vie privée, garantis par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, et pour la liberté individuelle au sens de l'article 66 (par ex., Cons. const. 8 juin 2012, n° 2012-253 QPC, AJDA 2012. 1136 [pic 36] ; Constitutions 2012. 479, chron. X. Bioy [pic 37]) puis pour la liberté d'expression et de communication (par ex., Cons. const. 28 févr. 2012, n° 2012-647 DC, AJDA 2012. 411 [pic 38], et 1406 [pic 39], note A. Macaya et M. Verpeaux [pic 40] ; D. 2012. 987 [pic 41], note J. Roux [pic 42] ; ibid. 601, édito. F. Rome [pic 43] ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin [pic 44] ; RFDA 2012. 507, note W. Mastor et J.-G. Sorbara [pic 45] ; Constitutions 2012. 389, étude X. Philippe [pic 46] ; ibid. 393, obs. B. Mathieu, A.-M. Le Pourhiet, F. Mélin-Soucramanien, A. Levade, X. Philippe et D. Rousseau [pic 47] ; RSC 2012. 179, obs. J. Francillon [pic 48] ; ibid. 343, étude F. Brunet [pic 49] ; ibid. 2013. 436, obs. B. de Lamy [pic 50] ; RTD civ. 2012. 78, obs. P. Puig [pic 51] ).

Le triple test a également fait son entrée dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, avec la décision d'assemblée du 26 octobre 2011, Association pour la promotion de l'image et autre (n° 317827, Lebon avec les concl. [pic 52] ; AJDA 2012. 35 [pic 53], chron. M. Guyomar et X. Domino [pic 54] ; RFDA 2012. 377, chron. L. Clément-Wilz, F. Martucci et C. Mayeur-Carpentier [pic 55] ; Dr. adm. 2012, n° 1, p. 29, note V. Tchen). On le retrouve, plus nettement encore, dans l'arrêt d'assemblée du 21 décembre 2012, Société Groupe Canal plus (n° 353856, Lebon [pic 56] ; AJDA 2013. 215 [pic 57], chron. X. Domino et A. Bretonneau [pic 58] ; RFDA 2013. 55, concl. V. Daumas [pic 59], et 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano [pic 60]), en ce qui concerne le contrôle de la proportionnalité des injonctions accompagnant l'autorisation d'une opération de concentration par l'Autorité de la concurrence ainsi que dans d'autres décisions encore qui se situent dans le droit fil de la jurisprudence constitutionnelle (par ex., CE 20 déc. 2013, n° 352618, Cercle de réflexion et de proposition d'action sur la psychiatrie).

Les ordonnances Dieudonné affirment pour la première fois son applicabilité aux mesures de police générale. S'il est ainsi acquis que le triple test est susceptible de s'appliquer à l'ensemble des mesures de police administrative, on peut se demander s'il restera limité à la protection de certaines libertés. La formulation des décisions commentées demeure, à cet égard, prudente qui fait référence aux atteintes à l'exercice non pas « des » libertés fondamentales en général mais de celles qui étaient en cause en l'espèce. D'un autre côté, le Conseil d'Etat a mis en oeuvre le triple test à l'égard d'autres droits et libertés que ceux visés par le Conseil constitutionnel (liberté d'entreprendre dans l'affaire Société Canal plus, liberté de réunion ici). Ce nouveau modèle d'appréciation de la proportionnalité a donc certainement un potentiel d'extension. Il reste que l'on peut se demander s'il constitue une réelle modification du mode traditionnel du raisonnement du juge en matière de proportionnalité ou s'il s'agit d'habiller d'un vocabulaire nouveau une conception dont le fond ne serait pas ou peu changé. Le cas d'espèce ne permet guère de répondre à la question : posé en principe, le triple test n'a pas été réellement mis en oeuvre par le juge dont les ordonnances ne font apparaître aucune vérification systématique du caractère adapté, nécessaire et, surtout, proportionné de l'interdiction litigieuse. Par là, il s'est écarté des principes libéraux qu'il a lui-même affirmés.

II - La remise en cause de la signification libérale de la police administrative générale

Dans une perspective libérale, l'ordre public que la police administrative générale vise à protéger (et que l'on peut dénommer « ordre public général ») a été classiquement conçu, de manière restrictive, comme l'ordre minimal nécessaire au jeu paisible de la liberté. Au rebours de ces vues, il connaît aujourd'hui une certaine dilatation que les ordonnances Dieudonné confirment sinon amplifient. Au lieu de compenser cette diversification des fins en vues desquelles la police générale peut restreindre les libertés, notamment celle d'expression ici en cause, par un resserrement de l'exigence de nécessité et de proportionnalité de ces restrictions, les mêmes ordonnances se signalent par un certain relâchement de cette dernière.

A. La dilatation de l'ordre public général

Quant à la détermination du contenu de l'ordre public général, les décisions commentées comportent des confirmations évidentes, quoique inégalement notables, et des innovations discrètes, au point d'être incertaines mais également fâcheuses.

1. Les confirmations

En admettant l'absence d'illégalité grave et manifeste de l'interdiction prononcée par le préfet de la Loire-Atlantique, qui invoquait, notamment, le risque de troubles matériels, l'ordonnance du 9 janvier réitère que l'ordre public général est d'abord, selon la célèbre formule de Hauriou, un ordre matériel et extérieur qui habilite les autorités chargées de sa sauvegarde à lutter contre les atteintes ou risques d'atteinte à la sécurité, à la tranquillité ou à la salubrité publiques. Inutile d'insister.

En dépit des doutes et des critiques émis par une partie de la doctrine, le même ordre public a toujours comporté une composante immatérielle - la moralité publique - autorisant à prévenir des troubles affectant les consciences. Les interdictions litigieuses ne se sont pas appuyées sur elle et pour cause : elle n'était pas susceptible de les justifier légalement. Comme les bonnes moeurs de l'article 6 du code civil, la moralité publique est un standard qui permet d'inclure dans l'ordre public et, par là, de juridiciser des données psycho-sociales, c'est-à-dire un ensemble de valeurs, de croyances et de moeurs qui définissent ce qui, dans une collectivité donnée à un moment donné, est regardé comme normal ou convenable. L'essentielle relativité de la moralité publique, ainsi entendue, est confirmée par la règle traditionnelle selon laquelle elle ne peut être invoquée au soutien d'une mesure de police municipale qu'en liaison avec des circonstances locales. Par là, la moralité publique se différencie de la morale : « La morale est permanente parce que ses principes sont inscrits dans la conscience humaine. La moralité publique, elle, est au contraire affaire de temps et de lieu » (P.-H. Teitgen, La police municipale, thèse, Nancy, 1934, p. 35). Il en résulte, au cas d'espèce, que, pour interdire le spectacle Le Mur sur le fondement de la moralité publique, il aurait fallu montrer non pas qu'il comprend des propos contraires à certains principes moraux (ce qui est peu douteux) mais qu'il est de nature à scandaliser le public des villes considérées, à raison de circonstances propres à ces dernières et pouvant tenir, par exemple, à la composition de la population (dans cette perspective, la présence éventuelle d'une importante communauté juive aurait été une donnée susceptible d'être prise en considération).

En admettant que l'autorité de police a pu fonder l'interdiction litigieuse sur le fait que les propos contenus dans le spectacle Le Mur portaient de graves atteintes au respect de valeurs et principes « tels que la dignité de la personne humaine », les ordonnances Dieudonné confirment l'apport décisif de la jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge : « Le respect de la dignité de la personne humaine étant "une des composantes de l'ordre public" [général], l'autorité investie du pouvoir de police municipale peut interdire une attraction qui y porte atteinte "même en l'absence de circonstances locales particulières" », parce que la dignité est, selon l'expression du commissaire du gouvernement Patrick Frydman, un « concept absolu » dont les implications ne sauraient varier d'un lieu à l'autre. Comme telle, elle apparaît d'une tout autre nature que la moralité publique. Son inclusion dans l'ordre public général, sans doute influencée par les jurisprudences constitutionnelle (Cons. const. 27 juill. 1994, n° 94-343/344 DCD. 1995. 237 [pic 61], note B. Mathieu [pic 62] ; ibid. 205, chron. B. Edelman [pic 63] ; ibid. 299, obs. L. Favoreu [pic 64] ; RFDA 1994. 1019, note B. Mathieu [pic 65] ; RTD civ. 1994. 831, obs. J. Hauser [pic 66] ; ibid. 840, obs. J. Hauser [pic 67] ; GDCC, n° 47) et européenne (Conv. EDH, art. 3 et CJCE 14 oct. 2004, aff. C-36/02, Omega Spielhallen-und Automatenaufstellungs-GmbH c/ Oberbürgermeisterin der Bundesstadt Bonn, AJDA 2005. 152 [pic 68], note A. Von Walter [pic 69] ; D. 2004. 2833 [pic 70] ; RTD eur. 2005. 867, chron. C. Prieto [pic 71] ) en a donc réalisé une mutation et une extension d'autant que, non content d'être absolu, le concept de dignité n'est susceptible que d'une définition très générale dont la mise en oeuvre peut être délicate, comme on le verra un peu plus loin. Il faut néanmoins reconnaître que, depuis 1995, conscient des risques inhérents à son maniement, le Conseil d'Etat n'en avait fait qu'un usage très parcimonieux (v. CE, ord., 5 janv. 2007, n° 300311, Ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire c/ Association Solidarité des Français, Lebon [pic 72] ; AJDA 2007. 601 [pic 73], note B. Pauvert [pic 74] ; D. 2007. 307 [pic 75] : légalité de l'interdiction par le préfet de police de la distribution aux sans domicile fixe d'une soupe contenant du porc, organisée dans un but discriminatoire, cette distribution étant susceptible de porter atteinte à la dignité des personnes privées du secours proposé).

2. Les innovations

Les ordonnances commentées rappellent que les propos tenus par Dieudonné dans le spectacle Le Mur, lors de sa représentation à Paris, sont pénalement répréhensibles et que des propos de même nature lui ont d'ailleurs déjà valu plusieurs condamnations par le juge répressif. Ces données ont conduit le juge des référés, dans sa décision du 9 janvier, à avancer, au soutien de la légalité de l'interdiction litigieuse, « qu'il appartient en outre à l'autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises». Presque surabondant, comme le dénote l'usage de la locution « en outre », l'argument est malheureux, qui n'a d'ailleurs pas été repris dans les deux ordonnances suivantes. S'il est, bien sûr, exact que la police administrative, par opposition à son homologue judiciaire, est grosso modo de nature préventive, il ne s'ensuit pas qu'elle puisse légalement interdire tout comportement constitutif d'une infraction pénale. Une telle position méconnaît l'autonomie fondamentale de l'ordre public général par rapport à la loi pénale (sur ce point, v. la démonstration lumineuse de P.-H. Teitgen, La police municipale, préc., p. 60 et s.). D'une part, la police administrative peut légalement interdire des comportements qui ne tombent pas sous le coup de cette dernière. Tel était, par exemple, le cas du lancer de nain. D'autre part, et surtout, le seul fait qu'une conduite soit pénalement répréhensible n'autorise pas l'autorité de police à l'interdire : seul importe, à cet égard, que le comportement considéré soit de nature à nuire à l'ordre public général, ce qui n'est pas nécessairement le cas de toute infraction pénale. Ainsi, si des propos racistes peuvent être interdits par la police générale, ce n'est pas en tant qu'ils sont constitutifs d'une infraction pénale qu'il faudrait prévenir mais en tant qu'ils comportent une atteinte ou un risque d'atteinte à l'ordre public et ce sont là des qualifications juridiques autonomes. Elles doivent d'ailleurs impérativement le rester car s'il devait être posé en règle que l'autorité de police générale peut légalement interdire tout spectacle ou toute réunion au motif qu'il y a lieu de présumer qu'il donnera lieu à des actes pénalement répréhensibles, c'en serait fait du régime répressif auquel obéissent ces manifestations de la liberté d'expression, en vertu des lois qui les gouvernent et, au-delà, de la Constitution (Déclaration de 1789, art. 11).

Pour justifier la légalité de l'interdiction prononcée par le préfet de la Loire-Atlantique, l'ordonnance du 9 janvier se fonde particulièrement sur le risque des graves atteintes « au respect des valeurs et principes - notamment de dignité de la personne humaine - consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine ». Cette formule reprend à l'identique un passage de l'avis Hoffman-Glemane. Il se peut que, dans l'extrême urgence, la portée de cette reproduction n'ait pas été mesurée. Il n'en demeure pas moins que l'utilisation de l'adverbe « notamment » laisse à penser que l'ordre public de nature à justifier une restriction de la liberté d'expression pourrait comprendre d'autres valeurs ou principes que la dignité et puisés aux mêmes sources ; la référence également faite à la « cohésion nationale » va dans le même sens. A cet égard, comme il a été relevé (B. Bonnet et D. Chabanol, note préc.), la décision considérée ne paraît pas sans lien avec celle que le Conseil constitutionnel a rendue à propos de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public (7 oct. 2010, n° 2010-613 DC, Rec. Cons. const. 276). Dans celle-ci, le juge constitutionnel a notamment relevé que le législateur avait agi « à des fins de protection de l'ordre public », dans lequel il semble ranger la conception que ledit législateur se fait des « exigences minimales de la vie en société », qui comprennent les valeurs républicaines de liberté et d'égalité. Certains commentateurs ont d'ailleurs exprimé l'idée qu'il aurait été préférable que le Conseil d'Etat recoure à la notion de discrimination et, par là, au principe d'égalité (Gaz. Pal. 2014. 23, note M. Touzeil-Divina, ).

Tout cela nous semble participer d'une très fâcheuse tendance actuelle à globaliser l'approche de l'ordre public et, plus précisément, à en concevoir le contenu de manière unitaire sans tenir compte de la diversité de ses manifestations.

L'essence - et, partant, l'unité - de l'ordre public ne tient pas à sa teneur mais à sa fonction qui est une fonction d'habilitation : l'ordre public caractérise tout impératif d'intérêt général qui, à un moment et dans une collectivité donnés, est considéré comme suffisamment important pour habiliter des autorités publiques à restreindre les droits et libertés dans le dessein d'en mieux garantir l'exercice.

Dans notre régime démocratique et libéral, c'est naturellement le législateur qui est en principe compétent pour déterminer les impératifs, essentiellement évolutifs, au nom desquels la liberté peut être bornée. De ce point de vue, il est légitime que le Conseil constitutionnel abandonne à ce dernier, dans une large mesure, la détermination du contenu de l'ordre public (sur ce point, v. A. Roblot-Trozier, L'ordre public dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, in L'ordre public, Ch.-A. Dubreuil [dir.], Cujas, 2013, p. 309 et s.). Mais ce qui vaut pour le législateur, relativement à l'ordre public comme norme constitutionnelle, ne saurait valoir pour le juge administratif à propos de l'ordre public au nom duquel la police générale peut s'exercer. Ce dernier se présente comme une norme législative (actuellement, art. L. 2212-2 CGCT) qu'il appartient sans doute au juge d'interpréter mais dont il ne saurait s'affranchir absolument, sans précisément heurter le principe qui fait de la loi la source légitime des limites de la liberté. De ce point de vue, l'inclusion de la dignité dans l'ordre public général est discutable, en tant qu'elle se présente comme une « pure création prétorienne » (O. Cayla, Jeux de nains, jeux de vilains, in Les droits fondamentaux de la personne humaine en 1995 et 1996, L'Harmattan, 1998, p. 152), ce qui a d'ailleurs, dans l'affaire jugée par l'ordonnance du 11 janvier, empêché sa contestation par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité. Plus critiquable encore, du même point de vue, serait la décision de faire entrer dans ledit ordre d'autres « valeurs ou principes » encore. On pourrait objecter que l'exigence généralement posée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme selon laquelle les restrictions aux libertés qu'elle consacre doivent être « prévues par la loi » est interprétée sans restriction par la Cour de Strasbourg, quant à la source formelle de la norme, qui peut notamment être législative ou jurisprudentielle. Mais il est dans la nature même d'un instrument international de considérer l'Etat globalement, sans se préoccuper de la répartition des compétences entre ses organes. Le point de vue du droit interne ne saurait qu'être tout autre et, sur ce terrain, toute européanisation serait une régression.

Par application du même principe, qui place dans la loi l'origine légitime des bornes de la liberté, on conçoit que le législateur puisse restreindre lui-même ou habiliter des autorités administratives à restreindre les libertés au nom de fins diverses qu'il désigne explicitement. C'est ce qu'il fait en instituant des polices spéciales, lesquelles, de manière générale, peuvent viser toutes sortes de buts. Mais, en l'absence d'habilitation législative spéciale, il ne saurait en aller de même pour les autorités administratives investies de pouvoirs de police générale. Conformément à l'idée selon laquelle l'ordre public général est un ordre minimal, un élément essentiel de la limitation de ces pouvoirs a toujours été une conception restrictive des buts en vue desquels ils peuvent s'exercer. De ce point de vue aussi, inclure dans l'ordre public général des principes et valeurs - plus ou moins indéterminés et seraient-ils républicains - est une perspective foncièrement anti-libérale. Là encore, on ferait fausse route en prenant argument du droit de la Convention qui, considérant l'Etat globalement, n'est en conséquence guère exigeante quant aux fins de nature à justifier des restrictions aux libertés, et se concentre (comme le Conseil constitutionnel) sur l'exigence de proportionnalité.

B. Le relâchement de l'exigence de nécessité et de proportionnalité

Ce relâchement, très net pour les troubles matériels, n'est pas absent pour l'atteinte à la dignité.

1. Les troubles matériels

L'interdiction arrêtée par le préfet de la Loire-Atlantique indiquait notamment que « les réactions à la tenue du spectacle du 9 janvier font apparaître, dans un climat de vive tension, des risques sérieux de troubles à l'ordre public qu'il serait très difficile aux forces de police de maîtriser ». Deux éléments ressortent de cette motivation. En premier lieu, c'est bien la menace de troubles matériels, tels que bagarres ou saccage de la salle de spectacle, constitutifs d'atteintes à la sécurité publique, qui était invoquée ici. En second lieu, sur le terrain de la proportionnalité et conformément à la jurisprudence Benjamin, il était allégué que d'autres mesures, moins attentatoires aux libertés que l'interdiction, comme le déploiement de forces de police, n'auraient pas permis de maintenir l'ordre. Sur le premier point, l'ordonnance du 9 janvier donne raison au préfet en jugeant que « la réalité et la gravité des risques de troubles à l'ordre public mentionnés par l'arrêté litigieux sont établis tant par les pièces du dossier que par les échanges tenus au cours de l'audience publique ». Autant qu'on en puisse juger, cette première appréciation semble admissible au regard des données plus précisément mentionnées par l'ordonnance du tribunal administratif de Nantes (nombreuses protestations auprès de la préfecture de Loire-Atlantique, possibilité d'une manifestation devant la salle de spectacle). Sur le second point, l'ordonnance du 9 janvier est, au mieux, allusive quand elle évoque la « gravité » des troubles. Ce quasi-silence, joint au fait que les ordonnances des 10 et 11 janvier n'évoquent plus les troubles matériels, dénote un malaise et personne ne peut en effet sérieusement croire que le préfet ne disposait pas des forces de police nécessaires au maintien de l'ordre. L'ordonnance du 9 janvier s'est ici nettement écartée de l'esprit libéral de la jurisprudence Benjamin, qui fait de l'interdiction une mesure extrême que seuls des risques d'une gravité exceptionnelle et une impossibilité absolue d'y faire face peuvent justifier.

2. La dignité

Sur ce terrain, comme sur le précédent, deux questions se posent : le spectacle Le Mur comportait-il un risque d'atteinte à la dignité de nature à justifier, en le rendant nécessaire, l'exercice de la police administrative générale ? L'interdiction prononcée par celle-ci pouvait-elle être regardée comme proportionnée aux exigences de la sauvegarde de cette composante de l'ordre public ?

Sur le premier point, il faut reconnaître que la déviation, par rapport à l'esprit libéral de la police, appelle un jugement nuancé : s'il est peu douteux que le racisme soit contraire à la dignité, les ordonnances Dieudonné n'en manifestent pas moins une certaine extension des cas dans lesquels la police générale peut interdire un spectacle contraire à cette exigence, laquelle, quoique mesurée, apparaît, à divers égards, discutable.

Les ordonnances Dieudonné, non plus que l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, ne précisent pas ce qu'il faut entendre par dignité. Néanmoins, de la qualification adoptée par ce dernier arrêt, il est possible d'inférer une définition. Dans cette décision, le Conseil d'Etat juge que l'attraction de « lancer de nain » méconnaît le principe de dignité « par son objet même », dès lors qu'elle « conduit à utiliser comme un projectile », et donc à traiter comme une chose, « une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle ». Cette solution implique que doit être considéré comme attentatoire à la dignité d'une personne tout ce qui comporte négation de sa qualité d'être humain. Par suite, et positivement, la dignité d'une personne peut être caractérisée comme la reconnaissance « par tous qu'elle est un être humain en tant que tel et, quoi qu'il arrive, l'idée [occidentale] qu'en chacun réside l'humanité tout entière, dans sa liberté, sa rationalité et sa sensibilité » (M.-A. Frison-Roche, note préc.).

Une telle définition, très générale, n'exclut évidemment pas toute difficulté de qualification. Mais, ici, aucun doute : le racisme et, notamment, l'antisémitisme de type racial qui a fondé la Shoah comportent retranchement de l'humanité des catégories d'individus qui en sont la cible. Il suffit, à cet égard, d'évoquer la saisissante analyse que Primo Levi a donnée de la nature du regard sur lui porté par le Doktor Panwitz et dont il dit qu'il « ne fut pas celui d'un homme à un autre homme » (Si c'est un homme, Julliard, 1987, p. 138). Au demeurant, le Conseil d'Etat avait déjà statué dans ce sens, tant à propos des pouvoirs de sanction du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CE 9 oct. 1996, n° 173073, Association Ici et Maintenant, Lebon 401 [pic 76] ; D. 1997. 81 [pic 77] ; RFDA 1997. 1, étude F. Moderne [pic 78]) que dans l'avis Hoffman-Glemane. Par ailleurs, la circonstance que les propos en cause sont pénalement répréhensibles, précisément parce qu'ils sont attentatoires à la dignité, va dans le même sens et participe, comme il a été remarqué (C. Broyelle, tribune préc.), d'une certaine objectivation des exigences de cette dernière : on ne saurait reprocher ici au juge, comme on l'a fait à propos de l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, d'imposer sa conception personnelle de l'être humain et de sa dignité.

Toutefois, il n'est pas moins certain que la restriction par la police administrative générale de la liberté d'expression, au nom de la dignité de la personne humaine et au moyen d'une interdiction préventive, ne saurait être, dans notre droit, qu'exceptionnelle, et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, et fondamentalement, parce qu'une telle restriction constitue en effet une exception au principe constitutionnel, déjà évoqué, selon lequel la liberté en cause obéit à un régime répressif de telle sorte que, notamment, si des propos racistes sont tenus dans un spectacle, c'est normalement au juge pénal qu'il revient de les sanctionner. Ensuite, parce qu'il s'agit bien ici de police générale et non de polices spéciales. Ces dernières existent en matière de publications destinées à la jeunesse (loi du 16 juill. 1949) et de cinéma (art. L. 211-1 code du cinéma et de l'image animée). Elles signifient que le législateur a explicitement habilité les autorités administratives par lui désignées à restreindre certaines manifestations de la liberté d'expression au nom, notamment, de la dignité : un film faisant l'apologie de la Shoah pourrait se voir (et se verrait sans doute) refuser le visa nécessaire à son exploitation. Un tel régime n'existe plus en matière de spectacles (ord. du 13 oct. 1945 modifiée par la loi du 18 mars 1999) et seule donc peut, ici, jouer la police générale dont la nature est bien différente. Pour elle, c'est en réalité, on l'a vu, le juge qui a habilité les autorités compétentes à user de leur pouvoir d'interdiction pour la défense de la dignité, et cela à l'endroit de toute forme d'expression : le champ matériel de la police générale est essentiellement indéfini.

Or il est peu discutable que les ordonnances Dieudonné marquent, par rapport à la jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge, une certaine extension des cas dans lesquels la police générale peut interdire un spectacle contraire à la dignité de la personne humaine. La comparaison de la présente affaire avec celle du lancer de nain est, à cet égard, instructive.

Certes, il existe d'abord entre elles un point commun de contexte qui n'est pas négligeable. Dans ses conclusions sur l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, le commissaire du gouvernement Frydman avait rappelé que les nains faisaient partie des Untermenschen ou sous-hommes stigmatisés comme tels par l'Allemagne nazie. Le poids que la Seconde Guerre mondiale constitue toujours pour l'Europe et, notamment, pour la France est évidemment encore plus présent dans les ordonnances Dieudonné. Le visa de l'avis Hoffman-Glemane prend ici tout son sens. La manière dont le Conseil d'Etat apprécie aujourd'hui la légalité d'actes dirigés contre des provocations antisémites et négationnistes est inséparable de la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français dans les persécutions dont les juifs ont été victimes sous le régime de Vichy, non plus, sans doute que de l'attitude du Conseil d'Etat lui-même durant cette période.

Cet élément de rapprochement entre les deux cas s'accompagne de notables différences.

A la vérité, la première va plutôt dans le sens de la légitimité de l'interdiction litigieuse. Dans l'affaire du lancer de nain, le juge s'est fondé sur la dignité pour s'immiscer dans les rapports de l'individu avec lui-même : il a interdit à une personne de porter atteinte à l'humanité présente en elle. Olivier Cayla a parfaitement montré combien cette solution était profondément anti-libérale (Jeux de nains, jeux de vilains, préc.). Rien de tel au cas présent ici : il s'agit d'interdire à un individu de tendre à nier, par ses propos, l'humanité d'autrui.

D'autres différences vont en sens contraire et révèlent l'extension dont il est ici question.

Ainsi que certains commentateurs l'ont relevé, il s'agissait, dans l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, d'actes matériels, d'un traitement physique dégradant et non de paroles. Cette extension, bien réelle, n'est pas très étonnante : il est dans la nature même d'un ordre immatériel de pouvoir être atteint par toutes les manifestations de la liberté d'expression, seraient-elles purement verbales.

Dans l'affaire du lancer de nain, l'atteinte à la dignité était inhérente à l'objet même du spectacle et, par suite, il était certain que le déroulement de ce dernier comporterait nécessairement une telle atteinte. L'affaire Dieudonné présente le cas, différent, d'un spectacle au cours duquel des propos contraires à la dignité de la personne humaine sont tenus. Peut-on assimiler ces deux situations et si oui à quelles conditions ? L'ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nantes s'est efforcée de fixer un critère assez précis : il faut que les propos en cause constituent non pas des égarements occasionnels mais la thématique dominante ou une partie essentielle de la représentation, de sorte qu'il apparaît raisonnablement certain que si la représentation a lieu les propos seront tenus et, partant, la dignité blessée. Le premier juge a estimé que ces conditions n'étaient pas remplies en l'espèce. Les ordonnances rendues par le Conseil d'Etat, sans reprendre le critère posé par le tribunal de Nantes, font état de données qui vont, grosso modo, dans le même sens : les références faites aux multiples condamnations dont Dieudonné a été l'objet, au contenu du spectacle tel qu'il a été annoncé et programmé et tel qu'il s'est déjà tenu à Paris, sont révélatrices de ce que, pour la haute juridiction, l'antisémitisime est un ressort constant dudit spectacle ; par suite, il est peu douteux que les propos en cause seront de nouveau tenus (de même que sont peu crédibles les allégations selon lesquelles ils ne le seront pas) ; par conséquent, le risque sérieux d'une atteinte à la dignité existe. Ainsi, d'un cas où l'atteinte à la dignité était certaine, comme tenant à la nature même d'une attraction, on est passé au cas où un ensemble de circonstances relatives au contenu d'un spectacle et à son auteur la rendent très probable. Cela semble discutable. Il est certes dans la nature préventive de la police administrative générale de pouvoir être exercée à raison d'un simple risque et donc d'une probabilité. Néanmoins, s'il est légitime de limiter la liberté d'expression au nom de la dignité, n'est-on pas en droit d'exiger que les atteintes portées à ces dernières soient tout à fait certaines et quand, étant certaines, elles pourront être sanctionnées par le juge pénal ne vaut-il pas mieux laisser ce dernier agir ?

Comme y a insisté le commissaire du gouvernement Frydman, le lancer de nain ne faisait l'objet d'aucune incrimination et, partant, son interdiction était le seul moyen de droit propre à empêcher que le principe de dignité soit méconnu. C'est le contraire dans l'affaire Dieudonné. Certes, comme on l'a dit, cette différence comporte une heureuse objectivation des implications de la dignité. Par ailleurs, la seule circonstance qu'un acte tombe sous le coup de la loi pénale n'interdit pas à la police de l'interdire préventivement, ainsi que le Conseil d'Etat l'a explicitement jugé en matière de police des publications destinées à la jeunesse (CE 20 déc. 1985, n° 68467, SARL Editions du Pharaon, AJDA 1986. 190, note L. Richer). C'est là un autre aspect de l'autonomie de l'ordre public par rapport à la loi pénale. Mais, d'un autre côté, il est légitime que la possibilité d'une répression pénale soit prise en compte dans l'appréciation de la nécessité de l'action de la police administrative. C'est précisément ce qu'a fait le tribunal administratif de Nantes qui, après avoir rappelé « qu'il appartient aux autorités investies du pouvoir de police [...] de prendre toutes dispositions utiles en vue de la constatation des infractions et de la poursuite de leurs auteurs », en a déduit qu'il n'était pas « démontré que l'interdiction serait seule de nature à s'opposer à ce que [Dieudonné] profère des injures publiques envers des personnes ou des incitations à la haine raciale ou religieuse ».

L'extension du pouvoir, pour les autorités de police générale, d'interdire un spectacle au nom de la dignité humaine que réalisent les ordonnances Dieudonné comporte-t-elle, pour autant, comme certains commentateurs l'ont estimé, un bouleversement du régime de la liberté d'expression, qui tendrait à basculer d'un régime principalement répressif vers un régime exagérément préventif ? Ce jugement nous semble excessif parce que l'extension considérée, discutable pour les raisons que l'on vient d'exposer, demeure, somme toute, mesurée.

Sur le terrain de la proportionnalité, les ordonnances Dieudonné montrent que l'inclusion de la dignité dans l'ordre public conduit à une paralysie du contrôle juridictionnel de cette exigence essentiellement libérale, et ce à deux égards.

En premier lieu, dès lors que le contenu même d'un spectacle apparaît attentatoire à la dignité, seule son interdiction pure et simple est à la fois adaptée (le déploiement de forces de police est évidemment inadéquat, comme le constatent les ordonnances des 10 et 11 janvier) et nécessaire (on ne voit pas qu'une mesure moins attentatoire à la liberté d'expression puisse parer au trouble de conscience engendré). A ce dernier égard, le contrôle de proportionnalité, tel qu'il se présente classiquement en matière de police générale, est ici sans objet : il ne saurait y avoir de recherche d'une solution alternative aussi efficace mais moins contraignante, à partir d'une confrontation entre l'atteinte ou le risque d'atteinte à l'ordre public et la gamme de moyens dont dispose l'autorité de police. Cette situation est d'ailleurs assez banale en matière de police spéciale quand, aux termes mêmes de la loi, en présence d'une situation donnée, une mesure et une seule est légalement possible.

En second lieu, dans ce type de cas, la mise en oeuvre du troisième élément du test de proportionnalité est en principe concevable. En imposant que les charges créées par la mesure ne soient pas hors de proportion avec le résultat recherché, ce contrôle de la proportionnalité au sens strict invite, en effet, à mettre en balance les effets négatifs et les effets bénéfiques de la mesure, c'est-à-dire, en matière de police administrative, la préservation d'une finalité d'ordre public et la gravité de l'atteinte portée à une liberté. C'est, par exemple, ce que fait le juge administratif quand il vérifie que l'atteinte portée par une mesure de police des étrangers au droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention n'est pas excessive par rapport à la préservation de l'ordre public qu'elle permet (CE, ass., 19 avr. 1991, n° 107470, Belgacem, et n° 117680, Mme Babas  [pic 79], Lebon 152 et 162, concl. R. Abraham [pic 80] ; AJDA 1991. 551 [pic 81], note F. Julien-Laferrière [pic 82] ; ibid. 1992. 15, chron. J.-F. Flauss [pic 83] ; D. 1991. 399 [pic 84], note X. Prétot [pic 85] ; RFDA 1991. 497, concl. R. Abraham [pic 86] ; ibid. 1992. 510, chron. V. Berger, C. Giakoumopoulos, H. Labayle et F. Sudre [pic 87] ; Rev. crit. DIP 1991. 677, note D. Turpin [pic 88] ). Nulle trace d'un tel contrôle dans les ordonnances Dieudonné. Ce n'est pas étonnant et nous semble découler de la nature même du principe de dignité. Dès lors, en effet, que ce dernier est un principe suprême, le plus fondamental des droits fondamentaux (ou leur fondement à tous), on ne voit pas, précisément, ce qui pourrait venir le contrebalancer. Autrement dit, une atteinte à la dignité ayant été identifiée, il est très difficile au juge de venir dire ensuite que la seule mesure qui permet d'y remédier est néanmoins illégale comme portant une atteinte excessive à un autre droit fondamental qui, en l'occurrence, prévaudrait donc sur la dignité. Le contrôle de proportionnalité, qui est essentiellement relativiste, est ici pris au piège de l'absolu.

Les ordonnances Dieudonné comportent, à nos yeux, un double enseignement. Elles confirment que le droit de la police administrative, notamment générale, se présente désormais comme un chapitre d'un droit commun constitutionnel et européen des droits fondamentaux. C'est bien mais il faut prendre garde, ici, de séparer le bon grain (l'approfondissement du contrôle de nécessité-proportionnalité) de l'ivraie (la conception extensive sinon indéterminée des fins justificatrices des restrictions aux libertés et l'indifférence aux organes d'édiction des règles prévoyant ces restrictions). Les ordonnances Dieudonné renforcent également la conviction que l'inclusion de la dignité de la personne humaine dans l'ordre public général et, notamment, municipal a été une mauvaise idée, qui comporte le double danger de l'incertitude et de l'absolu. S'agissant de restreindre la liberté d'expression au nom de ce principe, il vaut mieux laisser faire soit des polices spéciales organisées par le législateur, soit, mieux encore, le juge pénal agissant, non pas immédiatement sur le fondement de ce qui aurait dû rester une valeur métajuridique inspiratrice du droit positif, mais sur les traductions plus précises qu'en donnent les incriminations portées par la loi pénale.

Mots clés :

DROIT ET LIBERTE FONDAMENTAUX * Liberté d'expression * Ordre public * Atteinte à la dignité humaine

POLICE ADMINISTRATIVE GENERALE * Police municipale * Interdiction d'un spectacle * Atteinte à la dignité humaine

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