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Incendies, Wajdi Mouawad

Thèse : Incendies, Wajdi Mouawad. Recherche parmi 300 000+ dissertations

Par   •  17 Mars 2017  •  Thèse  •  2 785 Mots (12 Pages)  •  2 303 Vues

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Après la publication de Littoral, Wajdi Mouawad passe au second volet de ce qu’il veut construire comme une trilogie. Incendies[1] « reprend la réflexion autour de la question de l’origine. » En effet, Jeanne, diminutif du prénom arabe Janaane (Paradis), et Simon, variante de Sarwane, sont chargés par leur mère défunte, Nawal Marwan, de transmettre deux lettres, l’une à leur frère, dont ils ignoraient l’existence, l’autre à leur père, qu’ils croyaient mort. Ces deux lettres leur sont transmises par Hermile Lebel, le notaire qui, par la même occasion, leur lit le testament de leur mère, et qui les accompagnera tout au long de leurs recherches. Pendant le périple des jumeaux vers leur pays natal, le Liban, l’histoire de Nawal brise la linéarité du récit et se montre par bribes, ou plutôt par bris, par « petites valeurs de fortune. » (p. 59). À l’âge de 14 ans, elle met au monde un enfant. Refusé par sa famille, surtout par sa mère Jihane (Géhenne), il est confié à l’accoucheuse du village, Elhame (le Malheur) qui, à son tour, le confie à l’orphelinat de Kfar Rayat. Quelques années plus tard, la jeune mère part à la recherche de son fils, en compagnie de Sawda, « la femme qui chante », qui lui demande de lui apprendre à lire et à écrire. C’est ainsi qu’elles traversent l’histoire de leur pays dans toute sa violence. Fusillades, meurtres, camps de réfugiés, elles font l’expérience de la mort avant même de la connaître. Plus loin que cela, elles sont prises dans l’embrouillamini de la terreur, allant jusqu’à s’armer et à tuer « le chef de toutes les milices » dont Nawal va être la prisonnière. Une fois sortie de cette histoire, réfugiée au Canada, elle est brusquement silencieuse après une journée passée au tribunal, où elle apprend la vérité sur elle-même et sur ses enfants, lors du procès d’un tortionnaire libanais appelé Nihad Harmanni. C’est ce silence là que Jeanne et Simon sont conviés à briser. Tout cela est évoqué dans une forme de « semi-utopie » historique et scénique, qui fait « exploser » le cadre spatio-temporel. Le cœur des personnages est nourri par le feu du silence qui veut nommer le monde pour gagner une épitaphe[2]. C’est son « impitoyable consolation. »

Incendies est une pièce dont le processus de création est pour le moins innovant. Elle est écrite pendant qu’elle est mise en scène. En d’autres termes, c’est une œuvre où l’utopie du moment est commandée par la réalité des personnages comme ces derniers sont commandés par l’utopie jouée. C’est le rapport dialectal de l’imaginaire et de l’Histoire qui tend à « … révéler l’acteur par le personnage et de révéler le personnage par l’acteur, pour qu’il n’y ait plus d’espace psychologique qui puisse les séparer. Le seul espace permettant à l’acteur et au personnage de ne pas totalement se confondre [est] celui de la fiction, du faire semblant, de l’imagination.[3] » Même cette frontière est très ténue puisque l’auteur a interrogé ses acteurs sur leurs rêves et leurs fantasmes, car « tout désir porte en lui une vérité incontestable », pour les réemployer au service de la pièce dans toute sa complexité. Il est acquis que si la littérature devait avoir une fonctionnalité, ce serait celle de lever les pièges, les obstacles, de défigurer le monde pour le saisir à pleine main et agir sur lui. Dans le cas qui nous préoccupe, le processus est inversé : « … il était question avant tout d’une troupe de théâtre, avec ses techniciens et ses comédiens, qui œuvraient pour dégager le chemin à l’écriture.[4] » Par cette perversion calculée du mode opératoire de la fiction, l’auteur, nous pouvons le supposer, entend inverser son rapport au travail de la création. Le travail devient l’esclave du travailleur. En fait, il s’agit d’intégrer à l’écrit la puissance du chant dans l’oralité qui redonne à la main d’œuvre sa supériorité face à l’oeuvre en train de s’accomplir dans l’épreuve. Dès lors que nous osons une telle approche, nous ne pouvons plus éviter la quête du plaisir. L’acte d’écriture devient, plus qu’une jouissance, un plaisir tiré du monde et de ses crimes. Par un effet d’anticipation, l’auteur et sa troupe font la connaissance du parfum des fleurs avant même leur émergence du Mal qui reste, tout au long de ce processus, une hantise. Tout cela se vérifie dans l’œuvre grâce au poids équitable gagné par les expressions du plaisir et du Mal, avec la certitude qu’il n’est là question que d’une lutte qui, au long comme au court terme, ne peut que nous aider à émerger la tête des décombres du temps. « Lutter contre la misère du monde, peut-être, ou bien tomber dedans » (p. 26), c’est le seul choix qui s’offre à Nawal. La présence côte-à-côte du plaisir et de l’horreur s’exprime avec acuité à travers la bouche de Wahab, l’amant de Nawal, dont les derniers mots sont « Ce soir, l’enfance est un couteau que l’on vient de me planter dans la gorge. » Mais que peut faire le plaisir, et à travers lui l’art, face à un monde en guerre. Cette question, qui taraude les écrivains sur l’échec de leur combat, par inégalité des armes, revient dans Incendies, notamment dans la bouche de Sawda, l’amie de Nawal : « “Joli. Beau. Intéressant. Extraordinaire” sont des crachats au visage des victimes. Des mots ! À quoi ça sert, les mots, dis-moi… » (p. 59) Pourtant, les mots sont les seules « munitions » des personn(ag)es embourbées dans un destin à la recherche de ses fondations, oubliées. Ce sont aussi les munitions de l’auteur lui-même puisque Incendies gagne une valeur autobiographique. Il se déroule pendant la guerre du Liban en 1978, année pendant laquelle Wajdi Mouawad et sa famille partent en exil.

Pour se souvenir du passé, Jeanne et Simon suivent des parcours différents pour se retrouver au même point. Pendant leurs recherches, l’œuvre est rythmée par des explosions mémorielles intermittentes, dont l’embrayeur peut être le hasard ou une sonnerie de téléphone ; hasard et sonnerie qui prennent la valeur d’un isthme reliant et séparant, du même coup, les deux espaces-temps fondateurs. De là découle une interspatialité, figure métonymico-métaphorique de l’intertemporalité régissant la pièce. Si, dans le premier acte, le jeu passe de la vie des jumeaux à l’histoire de leur mère, alternant passé historique (mémoire se rappelant) et présent scénique (mémoire imaginant), les actes suivants se distinguent par le choc des temps. Ainsi, dans la scène 18[5], Nawal intervient brusquement, interrompant le dialogue entre Jeanne et Antoine, un ami de sa mère, surplombant l’Erable par le Cèdre. En fait, Incendies n’a ni temps, ni espace. L’œuvre

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