Les études de genre accèderaient-elles enfin à un début de reconnaissance en France ?
Analyse sectorielle : Les études de genre accèderaient-elles enfin à un début de reconnaissance en France ?. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Veronica123 • 26 Mars 2014 • Analyse sectorielle • 2 969 Mots (12 Pages) • 792 Vues
Les études de genre accèderaient-elles enfin à un début de reconnaissance en France ? On peut en tout cas saluer la publication, cette année, de plusieurs textes importants, déjà anciens ou plus récents, traduits de l’anglais (comme La pensée straight de Monique Wittig, publié aux États-Unis en 1992 et rendu accessible en français par les éditions Balland) ou écrits en français, tels les deux ouvrages présentés ici. Au-delà de leur affiliation commune aux études de genre, L’ennemi principal de Christine Delphy et Queer zones de Marie-Hélène Bourcier se situent cependant dans deux perspectives théoriques tout à fait différentes.
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On ne devrait pas avoir à présenter Christine Delphy, dont les deux tomes de L’ennemi principal rassemblent l’essentiel de la contribution à la théorie féministe depuis 1970, avec des notes actualisées, chacun des recueils s’ouvrant par une préface ou un avant-propos synthétique et consistant. Sociologue au CNRS, Christine Delphy est l’une des plus importantes théoriciennes féministes françaises. Elle a appartenu dès 1968 au groupe Féminin-masculin-avenir (devenu en 1969 Féminisme-marxisme-action), lequel a participé, à l’automne 1970, à la fondation du Mouvement de libération des femmes. Elle a fondé et dirige la revue Nouvelles questions féministes. Ses travaux sont largement reconnus et ont exercé beaucoup d’influence, y compris à travers les controverses qu’ils ont suscitées, dans les milieux académiques et universitaires anglo-saxons – bien plus qu’en France : ainsi, bon nombre des articles contenus dans L’ennemi principal sont parus en anglais dès 1984, dans le recueil Close to Home [1] C. Delphy, Close to Home, University of Massachusetts...[1].
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Pour beaucoup de militantes qui s’efforçaient péniblement, dans les années soixante-dix, de concilier appartenance à une organisation d’extrême gauche (conditionnée par l’observance d’une orthodoxie marxiste sévèrement délimitée) et adhésion au mouvement des femmes, l’apport de Christine Delphy a été salutaire. Elle critiquait sans concession l’impuissance de l’analyse du mode de production capitaliste à rendre compte de l’assujettissement des femmes, considéré comme une « oppression » « secondaire » par rapport à l’« exploitation » « principale » dans le cadre du salariat, donc l’improbabilité de perspectives d’émancipation subordonnées à une révolution telle que la concevait l’extrême gauche héritière de Marx et de Lénine. Elle proposait une approche des relations hommes/femmes en termes de rapports sociaux de production – un féminisme matérialiste. Il faut bien avouer le plaisir pris à la re/lecture de textes à la fois audacieux et rigoureux, d’une écriture limpide, mais aussi dans un style adapté à la rhétorique naïve mais impitoyable des polémiques de ces années-là, opposant un humour dévastateur et jubilatoire aux mises en demeure péremptoires de « Nos amis » (les hommes féministes qui savent mieux que nous où sont nos intérêts). Aujourd’hui que nos perspectives révolutionnaires se sont dramatiquement éloignées et que la référence au marxisme a dû se résoudre à plus de modestie, les objections que lui ont opposées les « marxistes révolutionnaires » ont souvent pris un bon coup de vieux. La lecture des recueils de Delphy illustre en revanche la façon dont le patient travail de déconstruction et d’élaboration de la critique féministe matérialiste du patriarcat a, lui, en quelques dizaines d’années, contribué à une révolution – épistémologique.
Le patriarcat, cadre de l’oppression spécifique des femmes
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Au départ de la contribution théorique de Delphy, il y a donc l’identification de l’oppression des femmes comme une subordination spécifique, dont il faut rendre compte par un système de rapports sociaux spécifiques, définissant des groupes en fonction de leur place dans un processus de production : ce sera le mode de production domestique, ou patriarcal, et la définition des femmes comme classe sociale. Cela suppose d’historiciser, pour les déconstruire, la définition de la famille comme séparée de la sphère de production, l’équation entre économie et marché, la mise au premier plan des rapports affectifs dans la définition des relations familiales ; et donc la séparation entre public et privé. Delphy démonte les mécanismes de l’extorsion de travail – qui a une valeur, puisqu’on peut acheter son équivalent à une femme de ménage, un traiteur, un teinturier etc. – dans le cadre domestique, extorsion qui ne prend nullement fin lorsque les femmes deviennent salariées à l’extérieur. Tollé chez les marxistes rigides aux yeux desquels ne sauraient coexister plusieurs modes de production et qui classent les femmes dans la même catégorie sociale que leur homme – père ou conjoint. Le patriarcat (système de rapports sociaux hiérarchiques), et non les hommes (groupe social dont la constitution est postérieure à celle de la hiérarchie) est donc « l’ennemi principal » à combattre. Aucun rapport conjugal hétérosexuel ne paraît pouvoir échapper à cette structure sociale dominante.
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On peut quand même se demander si ce mode de production rend compte de l’oppression de toutes les femmes. Delphy explique que c’est sur leurs revenus que les femmes mariées qui exercent un emploi rémunéré au-dehors doivent payer les services tels que femme de ménage, garde des enfants. Mais comment intégrer les femmes, même minoritaires, qui vivent seules et convenablement d’un emploi rémunéré dans ces rapports de classe ? Par ailleurs, toute l’oppression des femmes ne s’explique pas par l’extorsion de travail, qui ne rend pas compte de la façon dont les représentations dominantes (du corps, de l’amour hétérosexuel, de l’amour maternel…) entretiennent les sentiments de culpabilité et la dévalorisation de soi. Delphy l’admet d’ailleurs dans la préface du tome 2 – nourrie d’une controverse avec Clémentine Autain, Sylvie Chaperon et Étienne Balibar [2] Travail, Genre et Société, n°4, octobre 2000, ...[2].
Une épistémologie antinaturaliste
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Un autre apport majeur de Delphy à la théorie féministe est de contribuer au démantèlement de tout le discours essentialiste sur le caractère prétendument naturel de la « différence des sexes ». Il n’y a pas de nature – sinon celle construite par les sociétés : division de l’humanité entre « hommes » et « femmes », évidence du
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