Commentaire comparé "La fileuse", Desbordes-Valmore, Valéry.
Commentaire de texte : Commentaire comparé "La fileuse", Desbordes-Valmore, Valéry.. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Christal Dalou • 18 Janvier 2024 • Commentaire de texte • 4 386 Mots (18 Pages) • 373 Vues
Analyse comparée
Marceline Desbordes-Valmore, “La fileuse et l’enfant”, Poésies inédites ; Paul Valéry, “La Fileuse”
Les deux poèmes étudiés, “La fileuse et l’enfant” de Marceline Desbordes-Valmore et “La Fileuse” de Paul Valéry, ont pour objet la fileuse, un topos qui s’inscrit dans la tradition littéraire et artistique depuis l’Antiquité. Les arts visuels égyptiens et grecs mettaient déjà en scène des fileuses, dans des faïences et dans des peintures murales. Ce topos s’est ensuite manifesté à travers la littérature, par le biais de poèmes chantés ou récités par les aèdes grecs ou par les jongleurs médiévaux. Les femmes tisseuses et fileuses sont l’un des topoi fréquents dans la littérature grecque ancienne. L’Odyssée en est un exemple : Pénélope, en tissant pendant qu’elle attend Ulysse, devient elle-même un symbole des femmes de toutes les époques, à l’image d’Hélène[1] ou d’Andromaque[2], qui passent leurs journées à filer la laine et à tisser des étoffes. La nymphe Calypso chante en tissant sa toile avec une navette d’or ; Nausicaa, fille du roi Alcinoos et tisseuse, exhorte Ulysse à rencontrer sa mère qui tourne la quenouille et file, assise à côté de son père qui se trouve sur le trône. Les images de la tisseuse sont aussi évoquées chez les poétesses grecques du VIe siècle av. J.-C., par exemple, dans le poème “Nous n’irons plus au bois” de la poétesse Érinna. L’exemple le plus probant est cependant celui des Parques qui filent la destinée humaine. Clotho fabrique le fil des destinées humaines, Lachésis déroule le fil et le met sur le fuseau, Atropos coupe le fil et mesure la durée de la vie de chaque mortel. Cette brève exposition du topos de la fileuse montre avant tout qu’il s’agit d’une figure exclusivement féminine. Desbordes-Valmore et Valéry s’emparent de cette tradition et la font tous deux perdurer. Les deux poèmes qui font l’objet de cette analyse, en plus de mettre en scène une femme, déploient en leur sein des thèmes associés au féminin : le rêve, la nature, l’enfance et la douceur. Il s’agira, en outre, de se demander comment les poèmes, par l’utilisation du topos de la fileuse, permettent le déploiement d’un ailleurs hors du monde et du temps.
Dans un premier temps, le portrait des fileuses sera étudié à l’aune de la forme poétique ; une deuxième partie mettra en lumière la pluralité des figures féminines dans les poèmes et la dernière partie mettra l’accent sur le glissement hors du réel, dans le rêve et dans le souvenir, qui s’opère par le biais du tissage.
Tout d’abord, l’image de la fileuse est mise en scène différemment dans les deux poèmes. Le poème de Desbordes-Valmore comporte des quintils, chacun composé d’hendécasyllabes à rimes abaab, où a est féminine et b est masculine. Desbordes-Valmore est la première à faire l’usage de ce vers, hormis à la Renaissance dans des quatrains dits “saphiques” en 11-11-11-5. Le poème “La fileuse et l’enfant” présente des additions du poème “Soyez toujours bien sage” de 1851. À la strophe inaugurale reprise en conclusion dans la version de 1851 se substituent trois strophes qui font du poème un souvenir d’enfance du sujet, vite élargi à l’enfance en général (le premier quintil repris en clôture du poème), puis peignent la fileuse et son chant (quintils 2 et 3), reproduit entre guillemets dans les strophes qui suivent. Le poème de Valéry est composé de huit tercets d’alexandrins et d’un monostiche final. Dans “La fileuse et l’enfant”, la voix poétique est une première personne. Le premier vers du premier quintil s’ouvre sur cette première personne du singulier avec le verbe principal “J’appris”. Le pronom personnel de première personne du singulier est répété plusieurs fois tout au long du poème : “j’écoutais” (v.8), “j’ai retenu” (v.15), “J’appris” (v.66), mais également décliné en déterminant possessif “ma” (v.7). Dans le poème de Valéry, l’usage est strictement à la troisième personne, excepté pour le dernier tercet ainsi que le monostiche final : “Ta sœur” (v.22), “ton front” (v.23), “tu crois” (v.24), “Tu es éteinte” (v.24) et “tu filais” (v.25). Dans le poème de Valéry, la fileuse est mentionnée dès le premier vers, en fin de premier hémistiche : “Assise, la fileuse”. Dans le poème de Desbordes-Valmore, la fileuse n’est mentionnée qu’en début de deuxième strophe, également juste avant la césure : “la blanche fileuse”. Dans les deux poèmes, le terme “fileuse” n’est mentionné qu’une fois. Il est cependant intéressant de relever que la mention de la fileuse est accompagnée dans les deux cas d’une couleur. Chez Desbordes-Valmore, il s’agit de la “blanche fileuse”, en référence à l’âge avancé de la fileuse. Chez Valéry, la fileuse est “au bleu de la croisée”, une couleur qui est déclinée sur plusieurs formes tout au long du poème : “l’azur” (v.4), “le jour” (v.8) qui annonce le ciel bleu, “l’azur”, à nouveau répété (v.19), puis le “bleu de la croisée” (v.25). Cette couleur bleue est également une référence à l’azur mallarméen.
Le rouet, l’instrument de tissage de la fileuse, semble anecdotique au sein des poèmes. Dans le poème de Valéry, il n’est mentionné que deux fois. Une première fois au vers 3 “le rouet ancien”, une autre au vers 12 “vieux rouet”. Dans le poème de Desbordes-Valmore, il est mentionné une fois : “à son rouet penchée” (v.6). Pourtant, le rouet revêt une importance centrale dans les deux poèmes. S’il n’est que peu mentionné, son travail de tissage des mots se déploie tout au long des poèmes, à l’image du tissage du fil. Dans le poème de Valéry, sa première mention prend tout le premier hémistiche du vers 3 “Le rouet ancien” et est accompagnée d’une allitération en “r” qui renvoie au bruit de l’instrument : “rouet”, “ronfle”, “grisée”. Le terme “fileuse” est décliné à plusieurs reprises : le verbe “filer” (v.4), “file” en fin de premier hémistiche (v.13), “fil” (v.15), “filée” à la rime (v.15), “fileuse” à la coupe (v.20), “filais” (v.25). Le “fuseau” (v.17) renvoie également au rouet. La laine est mentionnée aux vers 13 et 25, accompagnée d’allitérations en “l” qui rappellent la laine et sa douceur : “la dormeuse file une laine isolée” (v.13) ; “Au bleu de la croisée où tu filais la laine” (v.25). Ces figures de style révèlent une poésie travaillée, filée, tissée, où l’intelligibilité se perd parfois dans la musicalité de la langue. Le poème de Valéry devient l’objet tissé par la fileuse. Plus que cela, la fileuse devient elle-même filée : “Lasse, ayant bu l’azur, de filer la câline / Chevelure, à ses doigts si faibles” (v.5-6). Le rejet “chevelure” indique que les cheveux de la fileuse sont en même temps ce qu’elle file. Le filage de la fileuse est confirmé plus loin dans le poème, au vers 15 : “Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée”. Le basculement entre le “fil” dans le premier hémistiche et “filée” à la rime, placé après une virgule, insiste sur l’idée que la fileuse active devient, dans le sommeil, la filée passive. Même endormie, le travail de tissage continue indépendamment, grâce au poème et par le poème. Dans le deuxième vers de l’avant dernier tercet, la fileuse devient “Fileuse de feuillage et de lumière ceinte” (v.20). Le rêve de la fileuse est également filé. Au niveau de la structure du poème, les rimes suivent le schéma suivant : ABA BCB CDC DED EFE FGF GHG IJI J. Le rime au centre des tercets, embrassée entre deux autres rimes similaires, est reprise dans les vers 1 et 3 du tercet suivant, embrassant une autre rime. Ce fin travail n’est pas sans rappeler le tissage, qui devient ici un tissage de rimes. Le monostiche “Au bleu de la croisée où tu filais la laine” (v.25) renvoie directement au premier vers “Assise, la fileuse au bleu de la croisée” et donne au poème un effet cyclique empreint de musicalité. Le deuxième vers du poème met en lumière des jeux musicaux. Le jardin se “dodeline”. Le verbe dodeliner, ici employé sous une inhabituelle forme pronominale, renvoie au jardin, comme s’il prenait vie. L’adjectif qualificatif “mélodieux”, positionné entre les deux hémistiches, laisse transparaitre la musique. La diérèse mélodi-eux appuie le sens de l’adjectif et le décompose à l’image des notes de musiques qui se suivent. Dans “La fileuse et l’enfant”, le rouet est également central au poème, puisque le souvenir de la voix narrative est intimement lié au travail de la fileuse : “La blanche fileuse à son rouet penchée / Ouvrait ma jeune âme avec sa vieille voix” (v.6-7). Le participe présent au début du vers 12 confirme l’idée que la fileuse tisse son ouvrage en même temps que sa pensée : “Mêlant la pensée au lin qu’elle allongeait”. L’allitération en “l” renvoie ici à une certaine fluidité, comme si la pensée et le tissage du fil serpentaient et se croisaient. Le songe est de nouveau mentionné à la rime, en fin de quintil : “tout ce qu’elle songeait” (v.15). Le vers 14 “Oubliant son corps d’où l’âme se délie” est interprété comme une référence au langage poétique qui se déploie au-delà de la tisseuse. Le poème, long de quatorze quintiles, est semblable au fin tissage du fil. La musicalité du poème est peut-être encore plus nettement observable que dans le poème de Valéry. En premier lieu, la musique apparaît dès le premier vers “J’appris à chanter”. La chanson est également présente à la rime du vers 2, suivie d’une ponctuation exclamative accentuant son importance. Deux vers plus loin, la “parole”, qui apparaît à la rime, peut être interprétée comme les paroles d’une chanson. Le chant est de nouveau mentionné au premier vers du troisième quintil, à la césure “Elle allait chantant”, suivi, après la césure, de la “voix”, qui se rapporte au chant de la fileuse. Le chant est aussi présent dans les paroles de la fileuse : “Comme un faible oiseau qui chante et qui s’endort” (v.25). L’image de l’oiseau qui chante est également déclinée le long du poème : “passereau qui vole” (v.3 et v.70), “faible oiseau qui chante”. Au-delà des références à la chanson, le poème lui-même, par sa forme, est comparable à une chanson. Le recours à l’hendécasyllabe n’est pas anodin, ni une maladresse de la part de Desbordes-Valmore, mais bien un moyen de se rapprocher de la chanson. La césure en 5/6 accentue la musicalité du poème.
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