Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, livre IV
Fiche de lecture : Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, livre IV. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar The Mathematician • 27 Avril 2021 • Fiche de lecture • 3 309 Mots (14 Pages) • 1 402 Vues
Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, livre IV
Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules : l’épiderme soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive.
INTRODUCTION
Mort à vingt-quatre ans, Isidore Ducasse (1846-1870, né à Montevideo et mort à Paris), qui se proclama « comte de Lautréamont », est l’auteur de deux œuvres qui ont bouleversé la poésie française : Les Chants de Maldoror et deux livrets de Poésies, tous en prose. Maldoror présente un ensemble de « chants » lyriques, hallucinés, barbares, romantiques jusqu’à l’excès et non dénués de parodie, soudés entre eux par la présence du maléfique et monstrueux Maldoror.
L’extrait que nous allons étudier trace le portrait d’un monstre hyperbolique, parasité par divers êtres appartenant aux différents règnes animales et végétales, aberration physique et morale soumise aux processus de la dégénérescence et de la métamorphose, phénomène hétéroclite aux membres amputés ou substitués. Nous verrons également que ce texte, par son mélange de détails crus et d’hyperboles délirantes, par ses ruptures de tons et par l’usage incongru de certains registres, rebat les cartes de la tradition poétique en dynamitant les oppositions entre le beau et le laid, le bien et le mal, et propose une poétique aussi iconoclaste, bizarre et hétérogène que le monstre bigarré dont elle peint le portrait.
I/ La description d’un monstre hyperbolique.
. Les trois premières phrases, sur un rythme ternaire, imposent une gradation dans la longueur et dans l’horreur descriptive : trois mots et trois syllabes pour la première, quatre mots et quatre syllabes pour la deuxième, sept mots et onze syllabes pour la troisième. L’organisation phrastique suit le même mouvement d’amplitude et se complexifie : d’abord un schéma basique sujet-verbe-complément (« je suis sale »), modifié dans la deuxième phrase par le changement du sujet de la première (« je ») en complément d’objet direct (« me »), traduisant une sorte d’envahissement et de dépossession du narrateur par « les poux » (dont l’action « me rongent » connote une souffrance qui dure) ; enfin la troisième phrase est pourvue une proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de temps (« quand ils me regardent »).
. Ces trois phrases sont d’autant plus fortement liées qu’aux substitutions des sujets (« les poux » supplantent le « je », « les pourceaux » également, puisqu’ils font l’action – « regardent », « vomissent » – quand le narrateur n’est qu’objet) répond l’écho sonore entre « poux » et « pourceaux », semblant le signe musical d’une alliance et d’une complicité entre les bêtes péjorativement connotés, symboles de malpropreté et de souillure.
. La monstruosité est donc d’abord l’effet du manque d’hygiène : s’il est objet au sens grammatical, il est en réalité objet de dégoût : la réaction épidermique des pourceaux, pourtant réputés pour leur saleté, est éloquente. Ils vomissent, et leur vomissement est mis en valeur par l’usage des virgules et l’insertion de la proposition subordonnée de temps qui isolent en fin de phrase le verbe « vomir ».
. Ce manque d’hygiène est poétiquement formulé par la cinquième phrase (lignes 3-4) : « Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages ». La beauté des images, la douceur des sonorités (allitérations en « n », assonances en « é »), tranchent avec les trois premières phrases, dominées par les champs lexicaux de l’immondice et les allitérations rugueuses en « r » (« rongent », « pourceaux », « regardent »), que nous retrouvons également dans la quatrième phrase, particulièrement rude à l’oreille, avec ses « r » irritants, « croûtes », « escarres », « lèpre », « couverte », « jaunâtre », liste de termes tous plus négatifs les uns que les autres (cette quatrième phrase ne contient quasiment aucun mot « neutre »). Cette soudaine et inattendue note lyrique traduit, comme on aura l’occasion de le montrer plus tard, une note d’humour noire et satirique.
. Mais
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