Théorie De La Rationalité
Mémoires Gratuits : Théorie De La Rationalité. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar dissertation • 28 Octobre 2014 • 9 871 Mots (40 Pages) • 1 081 Vues
Chapitre I
Le concept d’homo-oeconomicus
Comme nous l’avons vu en introduction, les économistes et les gestionnaires du courant dominant appuient leurs explications, prédictions et prescriptions sur l’hypothèse de rationalité qu’ils définissent par la cohérence interne et externe des décisions et des croyances des agents. L’action rationnelle est alors conçue comme étant le résultat d’un plan préalablement construit à cet effet.
Pour modéliser la rationalité, les économistes et les gestionnaires standard font l’hypothèse que les agents, pour déterminer leurs actions, se soumettent implicitement à la théorie classique de la décision issue des travaux de Von Neumann & Morgenstern [1947], de Savage [1954] ou d’Anscombe & Aumann [1963]. Ces derniers construisent une axiomatique qui permet de définir un critère de décision rationnel, en situation de risque pour les premiers et en incertitude probabilisable pour les trois autres, basé sur l’espérance morale de Bernoulli.
Les décisions sont supposées être prises rationnellement à partir d’un système cohérent de croyances, relativement à des préférences qui ne le sont pas moins. L’optimisation capture simplement la substance de la décision, sans qu’il soit besoin d’en reproduire le processus. Dans ce type de modélisation, l’information est réductible à un nombre. Plus exactement, elle correspond à une variation de probabilités dans une théorie rationnelle de la décision. A cette variation est associée une certaine disposition à payer qui réduit l’information à une simple marchandise. Quant à l’apprentissage, il est étudié au travers du seul calcul bayésien de révision des probabilités [Luce 1959].
Mais les économistes et les gestionnaires à leur suite n’ont pu mettre en forme les actions humaines et construire leurs modèles formels auxquels ils doivent leur réputation qu’après avoir réduit les différents mobiles de l’activité humaine au seul intérêt bien compris de chacun. Comme le note Hirschman [1986, p. 24], « Ainsi les intérêts en vinrent à parcourir toute la gamme des actions humaines, de l’égoïsme le plus étroit à l’altruisme le plus large, et d’un comportement prudent et calculateur jusqu’aux pulsions les plus passionnées. En fin de compte, il se trouva interprété comme le moteur de tout ce que les hommes font et désirent ; expliquer une action humaine par l’intérêt revenait ainsi à énoncer la tautologie signalée par Macauley. » Ce dernier observait, d’un regard critique, que, pour les économistes de son temps et Mill en particulier, suivre son intérêt voulait dire « qu’un homme préfère faire ce qu’il préfère faire » [in Hirschman 1986, p. 21]. Hirschman poursuit en remarquant « qu’à peu près simultanément d’autres concepts clés consacrés de l’analyse économique tels qu’ ‘‘utilité’’ et ‘‘valeur’’, furent dépouillés de leur contenu psychologique et normatif d’antan. La science économique tournée vers le positivisme qui s’est épanouie durant ce siècle prétendait pouvoir se passer de tous ces termes et les remplacer par d’autres moins lourds de connotations morales ou psychologiques, comme, par exemple, ‘‘préférence révélée’’ ou ‘‘maximisation sous contrainte’’. » L’économie, d’une sous-discipline mal aimée de la philosophie politique, pouvait accéder au rang de science sociale dont elle serait la fille ainée.
Mais du fait de leur formalisme actuel , les économistes sous-estiment l’importance des motivations non-économiques dans les comportements humains comme la recherche du pouvoir, du prestige, du respect, mais aussi de la vérité, de la beauté, ou encore de l’amour ou de l’amitié, pour ne pas parler de des désirs de participation ou d’engagement [Sen 1993]. De même, par un conséquentialisme intransigeant, ils sous-estiment largement le fait que l’acteur peut trouver dans la pratique de l’activité elle-même sa fin, ou considérer qu’elle renforce son identité sociale et personnelle [Hirschman 1986, pp. 98 & sq.]. Mal outillés pour étudier les interférences entre mobiles économiques et non économiques, motivations intrinsèques et motivations extrinsèques qui déterminent l’action, ils en viennent à négliger le fait que « les considérations de morale de la solidarité humaine peuvent effectivement interférer avec ces forces impersonnelles et hiératiques que sont l’offre et la demande » [Hirschman 1984, pp. 108-109]. Bref, économistes et gestionnaires risquent de manquer leur objet à force de vouloir mieux en expliquer le fonctionnement.
Si le concept d’homo-oeconomicus, qui trouve son origine dans l’anthropologie augustinienne et son fondement dans la philosophie utilitariste, permet aux économistes et aux gestionnaires de disposer d’un instrument d’analyse facilement manipulable pour construire leurs modèles formels, il s’avère pourtant si caricatural qu’il rend potentiellement leurs explications défectueuses et leurs prescriptions dangereuses. Pour comprendre le caractère structurant de cette anthropologie, il convient de révéler les origines oubliées des sciences économiques et de gestion.
I. L’histoire de la construction du concept d’homo-oeconomicus
Les sciences économiques et, de là, de gestion trouvent leur origine dans la philosophie politique des Modernes qui précéda l’apparition du capitalisme [Hirschman 1980, Laval 2007, Myers 1983, Rosanvallon 1989, Terestchenko 1992].
Le capitalisme peut se définir comme un mode de production où les acteurs dominants ont un désir illimité d’accumulation du capital par des moyens pacifiques et par la prédominance de la relation salariale [Weber 1971]. En lui-même, il ne semble pas lié à un ensemble de valeurs qui ordonneraient les pratiques des acteurs sociaux. Pourtant, son expansion repose sur l’idée que le progrès matériel individuel est le critère ultime du Bien, alors que la liberté accordée à tous en permet la réalisation. Le Juste est raccordé à l’idée que chacun doit et est récompensé selon son effort contributif. La force de ces croyances est qu’elle légitime à la fois la visée et le moteur du capitalisme.
Toutefois son éthos est incompatible avec les valeurs qui prévalent au sein des communautés qui l’ont précédé. Le capitalisme n’a donc pu apparaître que parce que certains acteurs ont su légitimer ce nouveau mode de production et qu’ils ont pu en tirer profit. Son apparition et son développement ne peuvent plus être considérés comme la conséquence non désiré des actions d’une minorité religieuse
...