Rationalité limitée
Analyse sectorielle : Rationalité limitée. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar salmoucha • 21 Octobre 2014 • Analyse sectorielle • 5 887 Mots (24 Pages) • 777 Vues
La rationalité limitée
Mikaël Cozic (ENS Ulm & IHPST)1
0 Introduction
Les recherches sur la rationalité limitée remontent à l'article fondateur d'Herbert Simon, « A
Behavioral Model of Rational Choice » (Simon, 1955). Cinquante ans après, la rationalité
limitée est constamment invoquée dans le champ des sciences de la décision. En témoigne par
exemple le discours que D. Kahneman a prononcé lors de la remise du prix Nobel d'économie
(« Maps of Bounded Rationality », Kahneman (2003)). Une certaine confusion sémantique
résulte de cette popularité : l'expression « rationalité limitée » recouvre aujourd'hui des
phénomènes, des modèles et des domaines de recherches passablement hétérogènes.
Dans une première acception, la rationalité limitée se confond avec les écarts entre le
comportement actuel des agents et les prédictions que font les modèles classiques de choix.
Ces modèles étant censés codifier des principes de rationalité « parfaite», on désigne
naturellement les déviations ou les anomalies relatives à ces modèles par le terme de
« rationalité limitée ». Dans ce cas, la modélisation de la rationalité limitée se confond avec le
projet général d'élaboration de modèles de décision plus adéquats empiriquement que ne le
sont les modèles classiques2.
Dans ce chapitre, nous retiendrons toutefois une autre acception, qui est plus restreinte et qui
correspond plus étroitement au programme original d'H. Simon. Pour Simon, en effet, la
rationalité limitée désigne les limitations cognitives qui pèsent sur la formation des états
mentaux et sur la prise de décision des agents. Dans ce cas, la modélisation de la rationalité
limitée est la recherche de modèles de décision qui soient capables de prendre en compte ces
limitations cognitives.
L'objet de ce chapitre est de présenter les motivations du programme de modélisation de la
rationalité limitée entendu en ce sens restreint (section 1)3, d'esquisser les principales classes
de modèles qui ont été conçus pour réaliser le programme (section 2) et de montrer les
principaux défis auxquels il fait face aujourd'hui (section 3).
1 ENS Ulm, Département d’Etudes Cognitives, 29 rue d’Ulm, F-75005 Paris. E-mail : mikael.cozic@ens.fr.
L'auteur remercie vivement B. Walliser et deux rapporteurs anonymes pour leurs commentaires sur une première
version de ce chapitre.
2 C'est par exemple dans ce sens que le terme est employé dans le panorama de C. Camerer, « Bounded
Rationality in Decision Making » (Camerer, 1998).
3 Nous laissons de côté la question délicate de savoir quelles relations entretiennent les deux acceptions de la
rationalité limitée que nous venons de distinguer. On peut en particulier se demander si la première acception se
réduit (en fait ou en principe) à la seconde, autrement dit si les déviations par rapport aux canons de la rationalité
se laissent expliquer par les limitations cognitives des agents.
1 Caractérisation et justification de la rationalité limitée
1.1 Les modèles classiques de choix
La rationalité limitée s'enracine dans une critique des modèles classiques de choix, modèles
qui servent notamment de socle à l'économie théorique. Si l'on reprend la tripartition usuelle
entre les situations de certitude, de risque et d'incertitude (Luce & Raiffa, 1985), alors les trois
principaux modèles classiques sont les suivants4 :
1. Le modèle classique de choix en certitude part d'un ensemble A d'actions réalisables, un
ensemble C de conséquences et une fonction qui associe à chaque action une conséquence. Le
choix est certain dans la mesure où l'agent est supposé connaître avec certitude la
conséquence de chacune des actions réalisables. Les valeurs de l'agent sont représentées par
une relation de préférence ³ sur C qu'on suppose en général réflexive, transitive et complète.
La solution du modèle est maximisatrice : l'agent est supposé choisir l'une des actions a* Î A
dont la conséquence est ³-maximale.
2. Le modèle classique de choix en situation de risque est le modèle d'espérance
(« objective ») d'utilité axiomatisé pour la première fois par Von Neumann et Morgenstern
(1944). Dans ce cadre, les conséquences des actions de l'agent sont supposées dépendre de
l'état de l'environnement, état qui, dans le cas général, est ignoré de l'agent. Les actions de
l'agent sont alors conçues comme des fonctions qui associent à tout état de l'environnement
possible s Î S l'une des conséquences c Î C. Le choix est risqué au sens où une distribution
de probabilité « objective » P sur S est donnée à l'agent. Chaque action réalisable induit alors
une
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