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Rationalité Ordinaire

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Par   •  28 Décembre 2012  •  8 008 Mots (33 Pages)  •  1 126 Vues

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LA RATIONALITÉ ORDINAIRE : COLONNE VERTÉBRALE DES SCIENCES SOCIALES

Raymond BOUDON

RÉSUMÉ. — La conception de la rationalité courante dans les sciences sociales contemporaines est de caractère instrumental, y compris dans les formes ouvertes que lui ont données des théoriciens importants comme H. Simon ou G. Becker. Elle postule que les individus choisissent rationnellement les moyens qu’ils utilisent pour attein- dre leurs objectifs ; leurs croyances et leurs objectifs leur étant imposés par des forces conjecturales. Devons-nous considérer les croyances normatives et positives des acteurs comme vouées à être laissées sans explication ou à être expliquées par des forces conjec- turales ? On évite ces difficultés en substituant la Théorie de la rationalité ordinaire (TRO) à la conception instrumentaliste de la rationalité. On propose ici une définition formelle de la TRO, on montre qu’elle peut être efficacement appliquée aux croyances représen- tationnelles et axiologiques, on présente un échantillon de ses applications, on esquisse un catalogue de ses avantages logiques par rapport à la Théorie du choix rationnel (TCR) et à la Théorie de la rationalité limitée (TRL), en fait des cas particuliers de la TRO.

MOTS-CLÉS. — Croyances, Normes, Rationalité, Rationalité axiologique, Rationalité instrumentale,Valeurs,Variables dispositionnelles.

ABSTRACT. — The current instrumental conception of rationality even in the revised versions proposed by important theorists as H. Simon or G. Becker leads to the view that people choose rationally the means they use to reach their goals, while their goals, values or beliefs would be imposed to them by social, cultural, biological or psychological forces they have little control of and even are unaware of. Should we consider the objectives, preferences, values, normative and positive beliefs of actors as facts to be observed and left unexplained or explained by conjec- tural forces? A way to get rid of the difficulties aroused by the various instrumental versions of the theory of rationality is to substitute for it the Theory of Ordinary Rationality (TOR).The paper proposes a formal definition of this notion, shows that it can be applied to representations and values, presents a sample of applications and sketches a survey of its logical advantages over the theories of rationality currently in use, as notably the so-called Rational Choice Theory (RCT).

L’Année sociologique, 2010, 60, n° 1, p. 19-40.

20 Raymond Boudon KEY WORDS. — Axiological rationality; Beliefs; Dispositional Variables;

Instrumental rationality; Norms; Rationality; Values

Introduction

Sous l’influence sans doute de la science économique, les scien- ces sociales d’aujourd’hui retournent à l’inspiration de Bentham : elles tentent de faire reposer le comportement humain sur la ratio- nalité instrumentale, comme on le voit avec la vogue de la Théorie du choix rationnel (TCR)1.

La théorie instrumentale de la rationalité est supposée faire un pas décisif avec Herbert Simon, lequel remarque que l’information est coûteuse et crée la notion de rationalité limitée. La Théorie de la rationalité limitée (TRL) permet certes de rendre compte de façon plus réaliste que la TCR des actions sociales particulières que sont les décisions relatives au choix des moyens permettant d’atteindre un objectif. Mais elle souffre du même défaut dirimant : elle ne permet pas davantage de pénétrer l’univers des préférences, des objectifs, des représentations, des valeurs ou des opinions de l’acteur social. H. Simon n’a en effet aucun doute sur le point que la rationalité soit de caractère exclusivement instrumental :

« Reason is fully instrumental. It cannot tell us where to go; at best it can tell us how to get there. It is a gun for hire that can be employed in the service of any goals we have, good or bad. » (Simon, 1983, 7-8).

Gary Becker (1996) a, lui, le mérite d’avoir compris qu’il était opportun de s’écarter de cette conception de la raison dans la mesure où il a fait une timide approche pour pénétrer l’univers des préfé- rences en exploitant l’idée que certaines pratiques ont pour effet de renforcer la préférence du sujet pour la pratique en question. Plus je me perfectionne au piano, plus j’y porte d’intérêt. Mais Becker n’a fait qu’égratigner l’univers des faits de comportement devant lesquels la rationalité instrumentale est démunie.

En fait, H. Simon et G. Becker se plient à une longue tradition qui s’est solidement implantée dans les sciences humaines — anglo- phones surtout — depuis David Hume, en philosophie non moins qu’en économie. Pour Hume, la raison est la servante des passions.

1. Cet article se veut une présentation synthétique d’idées que j’ai présentées de manière dispersée dans des textes antérieurs.

La rationalité ordinaire 21

Cela signifie en langage moderne que les fins s’expliquent par des causes irrationnelles, la raison ne pouvant expliquer que les moyens2. Bertrand Russell a présenté de façon lapidaire cette conception de la raison :

« Reason has a perfectly clear and precise meaning. It signifies the choice of the right means to an end that you wish to achieve. It has nothing whatever to do with the choice of ends. » Russell (1954, viii)

En dépit du ton impérieux de D. Hume, de B. Russell ou de H. Simon, cette conception de la raison est loin d’être dépourvue d’ambiguïté. Il est vrai que toute action est téléologique: qu’elle vise une fin et qu’elle est amenée à choisir les moyens appropriés pour atteindre cette fin. Mais ce choix des moyens repose le plus souvent sur des croyances, ces croyances s’appuyant elles-mêmes sur des théories et ces théories sur des présupposés. Or, l’affirmation de Russell n’est acceptable que si l’on peut donner un sens précis aux moyens justes (right means) qu’il évoque. Ce qui implique que les croyances fondant le choix par le sujet des moyens qu’il privilégie soient justes : qu’elles soient vraies, si elles portent sur une représen- tation du réel ; qu’elles soient bonnes, légitimes, justes (en un sens plus étroit du mot), si elles portent sur le devoir-être. C’est seulement dans des cas particuliers que la détermination des moyens justes ne pose pas de problème. Franchissant un pas supplémentaire, on peut se demander si les fins que le sujet se donne ne peuvent pas, elles aussi, être expliquées parce qu’elles

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