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Jeux Dogmatiques

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Par   •  19 Février 2012  •  4 079 Mots (17 Pages)  •  1 443 Vues

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La crise de légitimité de L'Etat est symptomatique de son désengagement par rapport au management libéral. Pouvant à peine réguler les crises sociétales et incapable de pallier le désenchantement postmoderne, l'Etat laisse sans résistance la logique du marché dominer la vie. Le néo-totalitarisme du management industriel laisse la voie aux délires psychotiques d'une humanité en errance. Témoin et critique de cette désubjectivation, Pierre Legendre martèle depuis plusieurs années une parole incisive. On se contentera du balisage de quelques concepts et de quelques enjeux. En espérant que ces quelques clés ouvrent accès aux Leçons. (note 1)

Le Théâtre : la révolution de l'interprète.

Qui suis-je ? Répondre à cette question revient à se situer dans un double jeu structural : celui de la parenté et celui de la société. Questionner ce jeu comme un "théâtre de la raison" permettant la construction sociale du soi est l'ambition de Legendre. Il fait certes appel à la psychanalyse tout en écartant les interprétations scientistes et utilitaristes d'une discipline réduite à une thérapie-placebo des dysfonctionnements sociaux, mais l'essentiel de son travail est une lecture patiente du corpus juridique qui fonde nos sociétés ainsi qu'une interprétation novatrice de la symbolique où se noue la constitution du sujet. Sa méthode est celle d'une herméneutique de la société à travers les discours qui en fondent les structures

L'essence de l'homme est d'être l'interprète du monde. Se dresse ici le dispositif d'une théâtralisation où l'homme, à la fois spectateur et acteur, se fait l'interprète d'un Texte. Cette mise en scène fait du monde "le lieu où l'acteur qui prête son regard se livre au jeu d'être un texte vivant, et c'est ce texte vivant que voit le regard spectateur" (Leçons I, p.63). Le processus est sacrificiel : en "faisant sortir la réponse du fond de lui-même", il "meurt dans son interprétation" tout en agissant au nom d'autrui, devenant "métaphore instituée de par la scène", miroir du monde, mais aussi miroir à travers lequel le spectateur se contemple lui-même.

Est en jeu, dans cette théâtralisation sociale, l'essence de la modernité. On la pense communément comme une rupture antidogmatique sous l'égide de la raison menant à l'autonomie du sujet. Mais cette conquête ouvre la voie à une nouvelle dogmatique, celle de l'ère industrielle, qui repose sur l'Etat éclairé et libéral.

Or, la modernité s'enracine plus profondément, jusqu'au monde médiéval. C'est avant l'apogée de la scolastique, sous la forme de "la révolution de l'interprète", la "fracture médiévale ouverte par le pontificat de Grégoire VII" (1073-1085), que le "théâtre de la raison" est mis en place.

A rebours de l'Aufklärer, Legendre prend la mesure de l'importance de la dogmaticité médiévale en scrutant le corpus textuel instituant nos rapports au monde par la médiation sociale et étatique. Se met en place, au 11e siècle, "l'alignement institutionnel de notre monde sur le principe du pouvoir véhiculé par le droit romain et sur les représentations de la vérité élaborées par une théologie qu'il n'est certainement pas excessif de qualifier de rationaliste" (Leçons VII, p. 109).

Redonner forme au monde entier (reformatio totius orbis) est le slogan emblématique de la révolution grégorienne qui, sur les ruines du monde antique ravagé par la barbarie, redessine les figures du pouvoir sur la base du droit romain. Cette réformatio affronte la problématique du rapport entre l'Empire et l'Eglise et échafaude un montage juridique permettant l'avènement de l'Etat et du Droit.

Le pape n'est plus seulement le dépositaire d'une tradition figée dans les Ecritures, il devient législateur-maître des écrits. Le pontife romain exerce et absorbe la fonction oraculaire de l'interprète ; il se fait le lieu de passage et de recomposition de la parole originaire, recueillie, transmise mais aussi remaniée par le biais d'une herméneutique, science et technique de l'interprétation.

Nous nous trouvons devant deux niveaux de lecture : celui de la Loi vivante instituée et celui du commentaire, de la glose. En fait, la révolution de l'interprète consistera à passer de la simple référence au droit antique, célébré pour son excellence, à l'auto-institution du pouvoir pontifical comme créateur de Loi. Il s'agit de la première expérience moderne de la souveraineté, montage de l'Etat et du droit dans lequel juges et juristes ne sont que les glossateurs, les interprètes - même dans leur énonciation normative du droit - d'une vérité instituée dans la personne du Souverain : le Pontife est ici "posé comme emblème vivant du Savoir omniscient".

Que cette souveraineté papale soit disputée par l'Empereur, qu'elle soit assumée par les monarques de l'Ancien régime, puis, à la faveur des turbulences du 18e siècle, passe du Roi au Peuple s'auffirmant comme Souverain importe peu car le montage - et la théâtralisation du pouvoir qu'il implique - reste pour l'essentiel identique.

Notons que dans ce montage, le Pontife n'agit pas en despote érigeant sa subjectivité en norme. Re-présentant Dieu sur terre, il ne peut n'être un "pont". Répondant aux questions posées, il assume sa fonction juridique, se posant en juge, et tranche en se référant à une Loi (divine) ou à une Tradition … Emblème du savoir omniscient, le Pape déploie son pouvoir par le biais d'un montage d'image calqué sur le pouvoir impérial de manière à affirmer la primauté de l'Eglise et l'autorité papale. Ce montage, qui culmine dans le dogme relativement récent de l'infaillibilité papale (note 2), met clairement en jeu le caractère dogmatique de la souveraineté. Le Souverain devient garant du vrai et du juste.

Même souverain, le sujet se fait l'acteur-interprète d'un texte qui le transcende, d'un Texte institué comme Vérité, comme Dogme, que la modernité considère comme immanente à l'histoire collective des hommes mais qui, dans les faits, transcende chaque individu et le place dans un rapport de sujétion. Ce mécanisme est la mise en place d'un jeu de masques

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