Commentaire sur le massacre de Chatila (4ème mur Sorj Chalandon)
Commentaire d'oeuvre : Commentaire sur le massacre de Chatila (4ème mur Sorj Chalandon). Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar helenwen • 24 Janvier 2024 • Commentaire d'oeuvre • 4 236 Mots (17 Pages) • 198 Vues
On attribue souvent à l’écriture une fonction thérapeutique, les mots auraient le pouvoir de surpasser les maux. Ce n’est sans doute pas Sorj Chalandon qui dirait le contraire. En effet, cet auteur distingue la neutralité qu’impose l’écriture journalistique de la subjectivité que permet la création romanesque. Il oppose ainsi son expérience de reporter de guerre au Liban et en Irlande et sa pratique d’écrivain. Si Retour à Killybegs et Mon traître lui ont permis de faire le deuil d’un ami devenu un traître, c’est avec Le Quatrième Mur qu’il dépasse le traumatisme de sa plongée au cœur du conflit libanais. Récompensé par le Prix Goncourt des Lycéens, ce roman raconte un projet fou. Georges, le narrateur, se voit confier par son ami mourant une mission. Il doit monter Antigone, la pièce de Jean Anouilh, à Beyrouth et chaque acteur proviendra d’un camp différent pour offrir une trêve le temps de deux heures. Le passage à étudier relate l’arrivée de Georges dans les camps de Sabra et Chatila, victimes des massacres perpétrés par les phalangistes. Il découvre alors les cadavres d’Imane, jeune femme devant incarner l’héroïne éponyme de la pièce, de sa famille et d’autres innocents. Cet épisode est celui qui a le plus choqué Sorj Chalandon et les articles de presse ne lui ont pas permis d’évacuer les émotions intenses ressenties à ce moment-là. Nous nous demanderons alors comment cet extrait fait se rencontrer la grande Histoire et la fiction ? Le narrateur et le lecteur sont ainsi confrontés au massacre terrible des innocents, relaté de façon progressive et détaillée. Cette découverte macabre a bien sûr un fort impact sur Georges qui va essayer de redonner du sens à ses sentiments et à cette expérience inhumaine. Enfin, à travers l’histoire particulière du personnage, l’auteur a tout de même une vocation universelle de dénonciation.
Dans une première partie, nous allons nous intéresser à la façon dont est mise en scène la description du massacre des innocents. Tout d’abord, la découverte des corps se fait de manière progressive à travers le regard de Georges que le lecteur est invité à adopter. Pénétrer dans la maison d’Imane constitue le franchissement d’un seuil symbolique, l’infraction dans une intimité. La première phrase met en valeur l’adverbe « jamais » rappelant que Georges est toujours resté à l’extérieur, qu’Imane avait imposé cette barrière infranchissable. La description des pièces relève donc de la découverte et permet de s’introduire dans un intérieur typique de Chatila, notamment caractérisé par son exiguïté Les adjectifs « minuscule », « encombrée » (l.2) le confirment. Cela crée une impression de huis clos, qui renforce la dimension tragique. Or, cette pièce familiale qu’est « la cuisine » (l.2) a été mise à mal par l’attaque : l’adjectif « renversées » (l.4) qualifiant les chaises entre en antithèse avec la phrase suivante : « La table était dressée pour le repas du soir » (l.4-5). Ce détail n’est pas anodin : il signale que ce sont bien des civils qui ont été pris pour cibles, interrompus dans leur quotidien des plus pacifiques. Le premier corps que découvre Georges est le père d’Imane. Celui-ci n’a pas de nom, il est seulement désigné par son rôle familial : « le père » (l.7), le chef de famille n’est plus. Au départ, on peut avoir l’impression qu’il est encore vivant avec l’apposition « assis par terre contre le chambranle ». Toutefois, les autres détails apportés par la suite apprennent au lecteur qu’il n’en est rien. Le complément circonstanciel de manière « penché sur le côté » (l.8) crée une première discordance, le suivant « les yeux ouverts » n’est pas synonyme de vie mais bien d’une mort horrible car le corps n’a pas été pris en charge, n’a pas été respecté (les yeux du défunt n’ont pas été fermés). L’antithèse entre la couleur du keffieh (« blanc » l.8) et l’adjectif « sombre » pour désigner la tâche qui le macule semble insister sur la mort d’un innocent sur le mode de l’euphémisme. Une progression dans l’horreur s’amorce avec la découverte des dépouilles de trois enfants. Ceux-ci sont d’abord introduits par une analepse signalée par l’emploi du plus-que-parfait : « Imane m’avait parlé de sa petite sœur, de ses frères » (l.9-10) mais ce temps est révolu car ils ne sont plus en vie. La description de leurs corps est paradoxale : elle insiste d’un côté sur l’union familiale à travers le chiffre « trois » et l’expression « soudés les uns aux autres » (l.10-11) ; de l’autre, elle met en valeur la barbarie de ceux qui les ont achevés grâce à l’apposition « entassés au milieu du couloir » (l.11). Le participe passé est péjoratif et assimile les cadavres enfantins à un charnier.
Cependant, c’est bien la découverte du cadavre d’Imane qui constitue le paroxysme de l’horreur. Le corps de cette dernière bénéficie de la description la plus détaillée, en raison du lien qui l’unit à Georges dont on suit le regard qui s’attarde sur la jeune défunte. A nouveau, la description débute comme en sourdine. Même si le lecteur n’est pas dupe, la phrase « Imane était dans sa chambre » (l.14-15) n’annonce en rien la mort et pourrait être comprise comme une simple indication de lieu. L’euphémisme « Elle reposait dans le silence » (l.15) donne l’impression que la jeune femme dort. Mais, une fois de plus, des dissonances vont être introduites grâce aux CCL « en travers de son lit », « d’un côté » (l.16), « de l’autre » (l.17). La description du cadavre va donner lieu à un développement à thème éclaté passant en revue les différentes parties de son corps : « sa tête » (l.16), « ses jambes » (l.17), rythme ternaire qui se focalise sur le visage « sa joue, son front, sa tempe » (l.19-20), « sa bouche » (l.21), « son cou » (l.22), « ses seins » (l.23), « son abdomen » (l.24), « son ventre » (l.26), « les cuisses », « les chevilles » (l.26-27), « son poing » (l.28). Aucune parcelle de son corps n’a été épargné par la violence. La récurrence des déterminants possessifs indique que les barbares ont détruit ce qui faisait la singularité d’Imane. Rapidement, la description très réaliste prend le dessus. On relève un champ lexical de la torture : « bourreaux » (l.17), « attaché les mains dans le dos, avec du fil du fer » (l.18), « arrachée » (l.19) (importance de la tournure passive, indiquant le statut de victime impuissante), « enfoncé » (l.21) (négation de la parole), « tranché » (l.22), « tailladés » (l.23 atteinte à la féminité, à la maternité). Le viol est lui aussi évoqué progressivement : d’abord une allusion à travers les vêtements « son chemisier ouvert » (l.22) puis « sa robe à carreaux noirs et blancs était relevée » (l.24-25) indiquant qu’on a voulu atteindre le corps directement. L’adjectif « écartelée » (l.25) est d’une rare violence, elle renvoie à un supplice du Moyen-Age (obscurantisme) et s’applique ici au sexe violenté comme le confirme la phrase nominale suivante, coupante comme un tranchant : « Son ventre forcé ». L’économie des mots et leur intensité suffisent à dire l’horreur. Aucun détail n’est épargné au lecteur avec le complément circonstanciel de manière « en sang ». . De nombreuses images choquantes sont utilisées dans la description du cadavre. Elles insistent souvent sur la pourriture du corps : c’est le cas, par exemple, de la métaphore de la ligne 20 : « une bouillie bourdonnante de mouches » ou la personnification des lignes 23-24 : « une tache verte dévorait son abdomen ». Le rythme ternaire des lignes 30-31 « raide, glaciale, morte le jour d’avant » met en avant l’abandon de la dépouille alors caractérisée par sa rigidité et sa froideur. L’évocation du cadavre d’Imane s’achève tout de même sur une note « positive ». Le narrateur relève un détail qui lui permet de rappeler la force de la jeune femme : la phrase simple a le ton du constat : « Elle s’était battue ». Cette évidence est justifiée par la présence d’ « une touffe de cheveux dans son poing » (l.28). Jusqu’au bout Imane a été comme Antigone, celle qui dit non, qui lutte et fait face à son adversaire, défendant sa dignité.
...