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La littérature BEUR - Rachid Dajaïdani.

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Par   •  24 Novembre 2016  •  Cours  •  4 661 Mots (19 Pages)  •  1 520 Vues

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Présentation 

      Mon âge est de 21 hivers, je porte un jean 501, un pull bleu, sur mon poignet droit une gourmette en argent avec le prénom d'Hamel, mon défunt petit frangin, j'habite au 12e étage d'une des tours de la cité, je suis au chômage. J'aime bien la vie en général, mais j'aime pas le rap de variétés, qui me parle de bouger de là et qui me dit de me balancer les bras en l'air parce que ma vie est funkie. Je suis un requin assassin grâce à la morsure de mon phrasé. Je me planque avec mon pote Grézi qui a commis une bêtise à la sortie d'une école...

R. D.


      Ce premier roman de Rachid Djaïdani, comédien, boxeur, écrivain, jaillit dans une magnifique sauvagerie libératrice. Un regard cru et juste sur une jeunesse qui invente ses propres repères, sa propre culture, au risque de rompre avec le reste de la société.


DzLit - 29 décembre 2005
Blacks, Blancs, Beurs: Une herbe folle, créatrice, langagière, rebelle à toute autorité dans Boumkoeur
Par Leonor Merino
 in « Cross-Cultural Relation and Exile », sous la direction de Salvatore Bancheri et Danièle Issa-Sayegh, LEGAS, Toronto, Canada, 2005, pp. 77-86.

 

INTRODUCTION 


      Dix neuf ans se sont écoulés depuis que le mot
"Beur" est à la une des médias partout en France, plus exactement depuis la fameuse "marche des Beurs" du 1er décembre 1983, qui avait réussi le pari de mobiliser plus de cent mille personnes dans la ville de Paris "contre le racisme et pour l'égalité des droits" dont Bouzid s'est fait l'écho avec son carnet de route (1).
      Les politiciens et les sociologues avaient découvert avec
"stupéfaction" que ceux qui, à la fin des années cinquante et soixante étaient partis de leurs pays maghrébins pour donner le meilleur de leurs années de jeunesse - leur illusion et leur travail - à une France en plein désarroi, avaient eu des enfants pour qui le "mythe du retour" - vers la Kabylie escarpée, le hameau marocain ou la palmeraie tunisienne - n'existait pas. Car une réalité bien différente fleurissait déjà dans ces rejetons. Ces fils d'immigrants, nés ou ayant grandi dans les grandes cités en béton ou dans des bidonvilles des banlieues de la France prétendaient tisser leur futur sur ces terres.
      Ces fils cumulent les avantages liés à deux nationalités, deux langues, deux patries, deux cultures qui, chacune à son tour, refuse de reconnaître chez ces jeunes la part
"importée", c'est ainsi que lorsqu'on leur enjoint de retourner chez eux il est normal qu'ils répondent qu'ils sont là où ils sont nés et ont grandi (2).

LA FRANCE, UNE MOBYLETTE: POUR AVANCER, IL LUI FAUT DU MÉLANGE 

      Depuis lors, le terme
"assimilation"- réfuté par l'anthropologie - et le multiculturalisme ou le vocable "insertion" - à l'époque à l'honneur - ont été remplacés, par une politique d' "intégration". Des auteurs, comme Touraine (3), Wieviorka, Dubet, Lapeyronnie, Khosrokhavar ou Martucelli (4), plaident pour concilier la référence à une culture en même temps que la participation au progrès et à la modernité. Mais aborder l' "immigration" - le mot le dit - du point de vue de la société d'accueil ne pose le problème des "immigrés" que pour autant que les immigrés lui "posent des problèmes".
      Donc, si ce phénomène est observé - pourrait-on dire - d'un point de vue
"entomologique", de l'autre côté du microscope une "mouvance", sortant de l'anonymat, va revendiquer sa place sur la scène publique, sociale, médiatique, culturelle. La fin des années 80 et le début des années 90 virent réellement apparaître une nouvelle génération, née au sein des mouvements associatifs, qui faisait éclater son apport culturel autour du slogan: "La France est comme une mobylette: pour avancer, il lui faut du mélange" (5).
      Cette saga des jeunes Beurs, qui aujourd'hui s'installent de plain pied dans la société française, avait commencé à s'écrire. Inauguré par Mehdi Charef et poursuivi avec constance par Azouz Begag, le genre autobiographique demeure donc.
      Ces années quatre-vingt marquent l'irruption de la littérature
"beur". Encensés moins pour leurs mérites que par condescendance et paternalisme, les écrivains-pionniers sont piégés par le double jeu du discours sur l'intégration: ils sont d'autant plus flattés qu'ils acceptent d'être clairement désignés, puis enfermés dans des catégories convenues. La décennie suivante verra de nouveaux auteurs émerger, qui refuseront de jouer le jeu. En se réappropriant leur histoire, en multipliant les genres et les formes stylistiques, ils entendront bien être reconnus pour ce qu'ils font et non plus pour ce qu'ils sont.
      Avec Boumkoeur
(6) (dont l'orthographe joue sur la déformation phonétique et sémantique de "bunker") point de Jean Amrouche à l'horizon pour traiter "la langue française avec tous les honneurs dans le domaine de Bossuet et de Baudelaire" (7). On est aussi bien éloigné de l'écriture des rires des "gones" qui se lavent à l'eau du puits et font leurs devoirs à même la terre des amas de baraques en bois du chaâba (8).
      Ce n'est plus les annés 70, lorsque les cités ne sont pas encore des
"téci" (9), ni l'ambiguïté d'Une fille sans histoire (10), ni le voyage dans la mémoire adressée À tous ceux qui partent (11), ni [un] Avis de recherches(12) : un regard de compassion sur ces "sans noms" victimes des hommes, ni de savoir à quelle identité s'accrocher (13): une subversion du discours entre l'État-nation et, au-delà, par une reformulation originale.
      Maintenant, on est en plein coeur du ghetto de la langue qui fonctionne comme contre-norme par rapport à la langue française, académique, ressentie comme langue étrangère par rapport à sa propre culture. En conséquence une autre
"génération" arrive, fruit d'un métissage de cultures, de moeurs, de civilisations, avec ses réflexes propres, porteurs d'un "savoir-faire" particulier; purs produits de la culture anglo-saxonne qui s'est emparée de la France, qui ont été élevés au biberon de M6, et de Michaël Jackson: au look branché, jean's déchiré et casquette à l'envers, dance music, rap pour exprimer sa rébellion; rapports garçons/filles, "gosses de banlieues", impatients, turbulents, souvent paumés et révélateurs des graves problèmes de la société qui sont l'exclusion, le chômage, la drogue - le joint, la came -, la prostitution, la prison, enfin le sida qui a tué l'amour: à quoi bon le rêve quand il est inaccessible!
      Déstructurés, en identité incertaine, imprégnés d'un fort sentiment d'exclusion, ces jeunes décrits par Djaïdani, sont une proie facile pour la délinquance et les déviances. Leurs chansons sont aussi le reflet des problèmes que vivent les jeunes issus de l'immigration: le micro briseur de leurs silences cotonneux du repli, un genre de musique relié au praxème
"arabe", qui ne renvoie pas à une arabité stricto sensu, mais à une "ethnicité réinventée" (14), afin de parer à une éventuelle dénégation sociale et de résister à l'image dévalorisante qu'on leur renvoie quand on la considère étrangère.
      Leur musique, le rap ou leur style défini par les 3R Raï, Reggae, Ragga, en tant que forme artistique rattachée non pas à une ethnie mais à une affirmation d'identité. Mais la musique ne constitue d'ailleurs pas le seul domaine où cette jeunesse tente de s'imposer, il en va de même au cinéma de Nabil Ayouch et son premier film:
"Les pierres bleues du désert" ou de Rachid Boutounes et son court-métrage à succès: "Noces en sursis". C'est ainsi que Boumkoeur est parsemé de références aux films: "Lucky Luke", "Picsou", "Scarface", car Djaïdani - réalisateur de clips vidéo - a également été assistant de Mathieu Kassovitz sur "La Haine".

AUX OUBLIETTES LES CLICHÉS ET LES IMAGES D'ÉPINAL 

      Cellule familiale éclatée, fossé entre les parents et les enfants s'élargissant - c'est le père qui fait partir le fils -, repères disparus, les jeunes Blacks, Blancs, Beurs des années 90 ressemblent de plus en plus à une herbe folle, grandissant à toute vitesse, rebelle à tout tuteur et à toute autorité. Parmi eux la poignée de main est démodée; pour le salut c'est poing contre poing,
"c'est l'évolution de la culture-cité pompée dans les ghettos noirs-américains" (15). Et leur dialogue direct, houleux, oblige à ranger aux oubliettes les clichés et autres images d'Epinal.
      Le roman autobiographique de Rachid Djaïdani, parfaitement structuré, entraîne et séduit le lecteur jusqu'au dénouement, dans un effort qui va depuis des mots
"vulgaires" - employés par ces gamins "violemment méchants" (16) -, à côté d'anglicismes et d'américanismes, jusqu´à un endiablé verlan. Car dans "toute [cette] tatache, il y a du gitan, de l'arabe, du verlan et un peu de français" (17).
      Une identification linguistico-culturelle complexe avec laquelle ils entendent exprimer leur signe d'identification dans le contexte social de la banlieue, point d'ancrage identitaire,
"d'identification au groupe des beurs", pour certains critiques (18) : une ethnicité définitivement urbaine. Ces alternances de langue relèvent d'un besoin identitaire de s'exprimer dans la langue des origines. Même si les locuteurs ont conscience de ne pas la maîtriser suffisamment, le fait d'y recourir est doublement ostentatoire: revendiquer, en l'utilisant, la langue des origines, la manière important peu (19).
      En effet, le problème n'est pas simple mais s'avère fort intéressant, car si pour cette jeunesse, les différentes variétés de l'arabe ou du berbère (qu'ils appellent plutôt le tamazight) ne représentent pas des langues étrangères, pourtant certains d'entre eux ne les considèrent pas comme maternelles: que sont-elles alors? Il en va de même du français: qu'est-il lorsqu'il n'est pas ressenti non plus comme maternel? Donc, en plus du ghetto social, assistera-t-on au ghetto de la langue?
      En conséquence, ces jeunes ont émergé dans des conditions culturelles et historiques particulières, entre l'expression d'une contestation de l'ordre social et de l'ordre des banlieues et la constitution d'un processus d'identification culturelle.
      Donc il est important d'observer comment ces garçons verbalisent cette historicité, car, si l'individu accepte ou retient le passé, ne forme-t-il pas le récit de sa subjectivité? Dans Boumkoeur est décrite, sans complaisance ni misérabilisme, cette logique de la marginalisation, l'absence du travail - que Djaïdani résume dans le terme de galère -, l'ennui qui s'installe, malheur qui fait que d'aucuns tombent dans la drogue et la prostitution. L'écriture devient, donc, sa propre fin et, pour l'écrivain, une faim (et une fin) de survie mentale. Un ouvrage qui saisit, avec du talent littéraire, avec du lyrisme musical, cherchant de la vie, de la beauté: un tableau avec tant de misère et de discrimination.

ÎLOTS MARGINAUX ORAUX 

     
Pour donner une idée de l'invention de ce dialecte si complexe, difficile à comprendre - où les jeunes à présent "se sont ghettorisés avec leur mixage oral qui les laissent sur la touche de l'intégration" (20) -, Yaz, le narrateur, donne la parole à son pote Grézi, qui après avoir commis un "supposé" meurtre, lui avoue: "Les keufs, ils ont pécho mon reupe pour le menra au stepo, en garde à uv. On m'a lanceba, c'est trop auch, les steurs vont m'serrer" (21). Cette phrase non décodée sera traduite par Yaz: "Les policiers ont interpellé mon père pour le ramener au poste, pour une garde à vue. On m'a dénoncé, ça devient dangereux, la police va me mettre la main dessus".
      Voici un autre cadeau insaisissable:
"Scuse ouam. J'te l'épare depuis l'heure touta et tisgra tu me mets dans le enve. T'es sûr que ça va ieum dans ta chetron Yaz? Y a pas de blème sinon j'te laisse mirdor" (22). C'est-à-dire: "Excuse-moi, Yaz, mais je te parle et tu ne me réponds jamais. Es-tu bien sûr que ton mal de tête s'est dissipé? Dans le cas contraire, je ne vois aucun problème à ce que tu dormes quelques heures".
      On constate, donc, que les locuteurs maintiennent dans leur discours, les deux systèmes phonologiques celui du français et celui de l'arabe maternel - souvent émaillés par des anglicismes et des américanismes -
"et ce, même si parfois ils vont modifier la prononciation de telle ou telle unité en arabe maternel.
      D'autre part, ces alternances unitaires sont fluides, en ce sens où elles sont produites sans pause ni hésitation ou reformulation, et se trouvent comme intégrées dans la chaîne
discursive" (23). Un discours, donc, métissé, construit par troncation, inventant des mots qui ne puissent pas être compris des autres pour s'en différencier, comme un défi et une ostentation du pouvoir. Jouer à tordre les langues et par là même résister et revendiquer, en l'utilisant, la langue des origines même si les locuteurs ont conscience de ne pas la maîtriser suffisamment. Elles se réfèrent notamment à l'absence de travail, à la galère, à l'ennui qui s'y installe, aux communautés qui y vivent, aux bandes de copains.
      Le narrateur, qui écrit à la première personne, est un jeune au chômage à la lisière de la société vivant comme ses camarades marginaux dans des tours géantes
"aux couleurs bonbons" où ils "bidonvillisent" leurs logements faute de dispositions et de ressources, dans cette cité où il est "impossible de voir l'horizon". Il veut être le porteur du langage des voyous, car il sait que son verlan comparé à celui des mecs comme Grézi, "c'est niveau CP", tandis que "leur verlan à eux, c'est niveau bac + 10 dans l'université de l'école de la rue" (24). Pourtant il a de l'esprit, de la sensibilité: "je suis un requin assassin grâce à la morsure de mon phrasé" (25).
      En réalité, il ne fait pas grand chose de ses journées, si ce n'est de les voir passer avec son pote Grézi pour lui piquer çà et là des histoires et des anecdotes dans le but d'écrire un bouquin. Parce que:
"Faut en profiter, en ce moment c'est à la mode, la banlieue, les jeunes délinquants, le rap et tous les faits divers qui font les gros titres des journaux." (26). Yaz en profite (le malin) pour nous raconter sa vie.
      Une vie simple mais pleine de
"moments de vie" où "les tête-à-tête, les mano-mano étant vieux jeu, seul la meute fait la force" (27). Grézi lui raconte son curriculum fructueux d'événements et de ce jour date l'idée de Yaz de "noircir le papier qui racontera l'univers du quartier" (28).
      En effet, les jeunes décrits s'approprient, discursivement, cet espace qui est le quartier: ils y sont attachés et se reconnaissent à travers lui comme un espace fédérateur: leur exclusion sociale ainsi que le sentiment de relégation ont convoqué des formes nouvelles d'identification, prenant l'allure de formes d'ethnicité. Car dans le quartier, pour se faire valoir et être reconnu comme libre, il faut, en fait, se plier aux valeurs du groupe. Autrement dit, en l'autre, cependant, en matière littéraire, il n'existe pas de
"culture de banlieue", une sorte de littérature spontanée qui fleurirait à même le béton, car l'autobiographe témoigne d'une réflexion langagière qui est bien loin de se réduire au simple miroitement du verlan.

MOSAÏQUES D'AVATARS ENCHÂSSÉS 

      Ce roman est la scène privée de Djaïdani, car, sous le prétexte de raconter une certaine histoire, il décrit, comme toile de fond, son histoire et l'histoire du groupe auquel il appartient. La dialectique imagination-réalité, fiction et relation, cherche un espace intermédiaire, un scénario où l'écrivain se dédouble comme un participant et comme un observateur. Dans ce roman il y a une intelligente organisation embellie, fragmentée et prêtée aux divers personnages.
      L'écrivain laisse des fragments de sa biographie parsemés à l'intérieur de ses pages: de vraies mosaïques où ses avatars sont restés enchâssés. Le texte se présente avant tout comme un dispositif d'écriture, qui se met en scène, se regarde fonctionner. Les effets spéculaires augmentent et se déplacent de l'auteur narrateur vers le lecteur associé ici à l'écriture, avec la ferme intention de redéfinir les termes du contrat d'écriture et de lecture.
      En conséquence, avec une grande habilité, on ne trouve dans Boumkoeur, aucun indice ou élément qui prévoit les événements dont parle Genette
(29). Tout au contraire, il n'y a que des évocations des événements antérieurs, qui naissent en dehors du récit principal, qui s'y introduisent tout en ajoutant un thème ou de nouveaux personnages (30), avec la particularité que ces évocations ne perturbent pas l'axe de la narration en relation avec celle de la fiction, tout au contraire, cette stratégie enrichit le roman. Car, si l'on entend par "diègesis" l'histoire, le contenu et le signifié d'une narration, l'évocation des souvenirs peut constituer, donc, une excellente "diègesis" (31).
      En effet, l'autobiographe, tout en réfléchissant sur son écriture et décrivant le moment présent, noue sagement ce langage exclu avec un argument attirant parsemé d'histoires enchâssées, où la mémoire s'attarde sur son propre vécu, avec des silences, de belles métaphores dans un français soutenu qui malgré la détresse, la misère et l'exclusion, laisse transpirer un courant ironique, un sourire amer, une tendresse qui tenaille l'estomac et qui devient l'arme privilégiée pour aider le lecteur à digérer une réalité acide. Des évocations qui permettent, qu'un autre micro-récit s'enchâsse, comme un bijou, dans la narration principale. L´écrivain, lui-même, nous dit:
"Il revient à ma mémoire des souvenirs par milliers" (32).
      Ainsi, ses
"amours" avec les femmes de ses magazines ou avec Satîle, qui sont des pierres attractives par leurs éclats "piquants", qui démontrent, à part du voyage imaginaire, la félicité qui rapporte de s'élever du propre vécu. Car ces "absences" sont, en réalité, la confession d'une impatience où le narrateur - en connivence avec le lecteur - fait des clignotements afin de montrer la misérable réalité, tandis qu'une litanie cadencée se laisse entendre: "Ron-piche ron-piche ron-piche c'est le refrain du dodo" (33).
      Ce sont des occasions pour découvrir des personnages attachants, présentés avec un réel talent pour nous les faire aimer. Ainsi Gipsy le poète - musicien - chanteur, ou bien le marabout africain: un micro-récit qui provoque un changement qualitatif dans le récit principal et qui met en rapport avec une critique voilée, avec une critique superstitieuse. Des occasions pour percevoir un amour infini pour la mère - jamais nommée et maltraitée par un époux frustré, crevé et violent - incarnant la sagesse au milieu de tout ce monde où sa fille et son fils monnayent leurs charmes aux vieux machos et aux petites vieilles.
      Des occasions aussi pour éprouver la douleur et la nostalgie du petit frangin, Hamel,
"l'étoile filante" qui rappelle Hamid du Passé Simple ou le "sourire de Brahim" (34) : tous des victimes, tous des êtres faibles. Des occasions, enfin, pour décrire la boxe: une histoire qui coule avec la force d'un torrent, un espace théâtral qui sert d'exemple pour un jugement critique sur ce sport, "où la politesse n'est que faiblesse" et où "le sadomasochisme [est] la réussite du sportif" (35).
      Des micro-récits qui provoquent un changement qualitatif dans le récit principal. Ces regards en arrière - des souvenirs intentionnés -, ces recours à la mémoire démontrent l'effort d'élaboration que le narrateur essaye de maintenir afin de donner à son texte une structure solide, qui est en même temps tout un symbole du travail méticuleux et d'une réflexion à la recherche d'une sortie.

LE STIGMATE ENTRE CORPORÉITÉ ET IDENTITÉ 

      Tous les espaces désignés par le héros-narrateur reflètent une terrible claustration et inquiétude. Tous sont clos et se réduisent au seul champ des protagonistes: les immeubles, la voiture qui ont aménagé, les entrailles des tours, les cages d'escalier, les boîtes aux lettres...
      Les mouvements imprimés par la désignation de ces espaces sont ceux de l'enfermement qui produit un discours sur les lieux et objets alentour, comme si, finalement, les paroles buttaient sur ce qui les entoure. Des espaces marqués d'un double mouvement: un mouvement de contrainte, d'oppression, d'incarcération et pourtant un mouvement d'évasion, car à travers cette mémoire du groupe se réalise un point de repère, d'entité territoriale.
      En effet, la mise en mots du lieu de résidence, les problèmes subis, en fin leur description contribue à l'humaniser. Car accrocher, en parole, des lieux, des soucis, c'est aussi, pour l'autobiographe, mobiliser, chez les lecteurs, la revendication d'un ancrage identitaire pour ces jeunes qui n'ont pas un port identitaire. Revendication langagière qui est, avant tout, l'expression d'une jeunesse confrontée à un ordre socio-économique de plus en plus inégalitaire, notamment en matière d'accès au travail.
      Car, se savoir français, être né en France dans ses cliniques, avoir été dans ses crèches, ses écoles maternelles, avoir appris son école, etc., ne suffit pas à l'être réellement: ils sont constamment soumis au regard catégorisant de l'Autre dont ils se découvrent, étrangement, étrangers, comme surdéterminés de l'extérieur:
"la société à ce jour m'a toujours giflé, m'a toujours humilié, pourtant je suis français" (36), dit Djaïdani. Donc le lieu entre corporéité et identité signale une marque physique stigmatisée (37).
      Ainsi le narrateur clôt son roman en se plaçant devant sa boîte aux lettres - qui concrétise son échange avec l'extérieur -, d'où il vient de sortir la lettre que Grézi lui envoie depuis la prison: un témoignage très pragmatique et à ce titre très intéressant, car ce tableau n'est peint avec des couleurs ni trop froides, ni trop chaudes, mais avec des couleurs crues, tout simplement.
      Ce roman nous permet d'avoir une vision vraie de la banlieue. Une vision loin des caméras de TV et des préjugés trop rapides et donc trop simplistes: les banlieues sont stigmatisées, caricaturées et le débat trop souvent réduit aux idées reçues.
      Finalement, Djaïdani - d'origine algéro-soudanaise qui se veut héritier de Céline et de Frédéric Dard - nous invite à visiter ses villes en béton afin de constater la réalité déposée dans son ouvrage, qui
"demande une poussette, une courte échelle, une aide autre que l'inauguration d'un panier de basket" (38). Pour l'auteur, les mots "adaptation, intégration, insertion" ce sont des variantes euphémiques, porteuses de connotations péjoratives que ces jeunes mettent en cause.
     
"Intégration, on a appris ça en math, à l'école. On a appris les intégrales, l'exponentielle: c'est la courbe asymptote que l'on peut tirer jusqu'à l'infini et qui ne touchera jamais l'abscisse. C'est comme ça l'intégration, il faut courir après, et plus tu approches et plus on te rappelle que c'est pas tout à fait ça" (39).
      Floués, rejetés, affichés, exhibés comme modèles d'intégration, dans l'ensemble, les pionniers de l'écrit joueront le jeu ou s'y laisseront prendre. Mais l'intégration n'est pas un jeu. Elle n'est surtout pas spectaculaire et ne supporte aucune mise en scène:
"ni beur de service ni le porte-étendard d'aucune cause. Je veux qu'on me juge uniquement sur ce que j'écris", dit - sous un pseudonyme - Paul Smaïl.
      Et Djaïdani fait savoir que le
"je" ne peut se prêter au double jeu cathodique de l'intégration: "dans nos cités, c'est la France de demain qui est mise hors jeu" (40) . Et en forçant le lecteur à le regarder pour ce qu'il est, il exige de son public non seulement des révisions déchirantes sur le regard qu'il porte sur lui, et à travers lui sur tous ces français d'origine maghrébine, mais en plus il lui renvoie les erreurs et les responsabilités d'une société qui, bienveillante, accepte d'accueillir l'Autre, mais ne tient pas à ce qu'on exige d'elle de se faire mal en laissant remonter à la surface tout un refoulé.
      Rachid Djaïdani en se réappropriant leur histoire, en témoignant directement et de l'intérieur, en multipliant les genres et les formes stylistiques avec du talent littéraire, en aspirant à la réconciliation par l'écriture, entend bien être reconnu pour ce qu'il fait et non plus pour ce qu'il est.
      Hier on ne jurait que par
"l'interculturalité", aujourd´hui, le métissage est dans le vent...

...

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