Vénus anadyomène d’Arthur Rimbaud, extrait du recueil Les cahiers de Douai
Commentaire de texte : Vénus anadyomène d’Arthur Rimbaud, extrait du recueil Les cahiers de Douai. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar eloise _____ • 10 Septembre 2023 • Commentaire de texte • 1 939 Mots (8 Pages) • 513 Vues
Vénus anadyomène d’Arthur Rimbaud, extrait du recueil Les cahiers de Douai
INTRODUCTION : Vénus est le nom latin de la déesse de l’amour et de la beauté dans la mythologie grecque qui la nommait Aphrodite. Selon la légende, elle serait née des flots où la semence d’Ouranos lui donna vie. On la qualifie d’ « anadyomène » qui signifie : sortant des eaux. Le thème de « Vénus anadyomène » ( = Vénus sortant des flots) est très répandu dans les arts et la littérature, comme peut en témoigner le célèbre tableau de Boticelli : La Naissance de Vénus ( 1484 = Renaissance en Italie 15e siècle).
Dans les Cahiers de Douai, recueil de poèmes de Rimbaud publié en 1870, l’auteur parodie dans un sonnet intitulé « Vénus anadyomène » cette image traditionnelle de la déesse sortant des eaux en décrivant une horrible prostituée émergeant d’une vieille baignoire. Ce sonnet peut être considéré comme un exercice de parodie. La parodie consiste dans l’imitation satirique d’un texte ou d’une image, qui les détourne de leurs intentions initiales afin de produire un effet comique. Mais, en opposition avec ce modèle traditionnel, il se donne pour objectif de produire une image dégradante du corps féminin.
Comment ce poème met-il en œuvre la tradition des contre-blasons (= courts poèmes qui se moquent d’une partie du corps féminin dans un but comique) pour parodier la représentation classique de Vénus ?
LECTURE
Ce poème présente 3 mouvements : l’émergence progressive de la femme hors de sa baignoire ( 1e strophe), les descriptions des différentes parties du corps ( comme dans le contre-blason) = strophes 2 et 3 et dans la dernière strophe , la révélation ultime avec la pointe du sonnet.
1-Emergence progressive de la femme : début d’une description parodique | ||
Comme d’un cercueil vert en fer blanc, une tête | -comparaison étonnante entre « cercueil » et « baignoire » / comparaison macabre -champ lexical de la couleur -un contre-rejet : « une tête » ; article indéfini qui crée un effet d’attente | Référence à la mort (« cercueil »), à un matériau de peu de valeur ; « fer blanc » -le sens de la vue est sollicité : description d’un décor, d’accessoire -couleur avec des connotations négatives : « vert » = référence à la mousse, la moisissure « une tête » est isolé en fin de vers par un contre-rejet. Le contre-rejet exhibe cette tête et la détache de son corps aussi sûrement que le fait pour le regard le flanc de la baignoire. |
Le premier vers présente une comparaison étonnante entre « cercueil » et « baignoire » . Ce rapprochement est renforcé par une comparaison macabre (« cercueil » fait référence à la mort) : cette présentation aiguise la curiosité du lecteur qui se demande ce qui peut bien sortir d’un cercueil. Le champ lexical de la couleur ( « vert, blanc et bruns »)en sollicitant le sens de la vue, nous place face à une étrange description. . | ||
De femme à cheveux bruns fortement pommadés | « de femme » = complément de nom « tête » -« bruns » = adjectif à connotation négative de laideur -« pommadés » = participe passé employé comme adjectif | L’expression « fortement pommadés » : la pommade signale une préparation, un artifice… une mise en scène (pourquoi une femme qui vient de se laver aurait-elle les cheveux pommadés ?) L’adverbe « fortement » indique un excès mal venu. →Cheveux : expression « fortement pommadés » (v.2) à rapprocher du détail précédent : soins de beauté maladroits et incapables de dissimuler les dégradations physiques de l’âge. |
D’une vieille baignoire // émerge, lente et bête, | -adjectif épithète « vieille » renforce à laideur de l’accessoire qui est comparé à un « cercueil » -diérèse sur « vieille »= on insiste sur l’adjectif - « émerge » = vb mis en valeur entre la pause et la virgule au milieu du vers -« lente et bête » : épithètes détachées, deux adjectifs coordonnés qui qualifient « tête » | « Vert » = mal entretenu / idée de vétusté renforcée par l’adjectif « vieille » « baignoire » = terme banal, du quotidien, peu poétique rajoute à la laideur du tableau Verbe séparé de son sujet « une tête » (vers 1) adjectifs à sens négatif : lente = sens premier / bête = deux sens : absence d’intelligence + idée d’animalité = qui ne semble avoir aucune expression |
Avec des déficits assez mal ravaudés ; | « Ravaudés » = participe passé employé comme adjectif « assez mal » adverbe de manière qui indique la maladresse de la réparation | S’emploie pour le raccommodage des tissus usés / toujours cette idée de vétusté, d’objets abimés Déficits = défauts ici défauts physiques Les « déficits », cad les imperfections physiques, doivent donc semble-t-il être imputés à l’usure des ans plus qu’à une disgrâce naturelle |
2-Description des différentes parties du corps qui crée une progression vers la laideur | ||
Puis le col gras et gris, les larges omoplates | « gras et gris » = allitération en « gr » « les larges omoplates » = groupe nominal Idée d’opposition entre le gras du cou et les os proéminants, saillants | « col » = cou « gras » = péjoratif, insiste sur le poids « gris » = péjoratif : mauvaise mine + saleté qui rend la peau grisâtre [ donc il ne s’agit pas d’un véritable bain mais d’une mise en scène] Description anatomique et non poétique qui participe de la laideur de la description -le regard du poète descend au fur et à mesure que la femme sort de la baignoire |
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ; | « qui saillent » = proposition relative très brève qui marque la brutalité de la sortie des os Les verbes sont conjugués au présent de l’indicatif = valeur descriptive -3 propositions subordonnées relatives dont les sujets sont les parties du corps : os et dos.. comme si les parties avaient une vie propre | La difformité de la femme est soulignée par les verbes de mouvement : « rentre »et « ressort » Ces verbes de mouvement accompagnent cette progression : les omoplates « saillent », le dos « rentre et ressort » (en se lavant, la baigneuse effectue probablement des mouvements alternés d’extraction et d’immersion), les reins « semblent prendre leur essor ». V.5 : le rejet est utilisé pour faire mieux saillir les omoplates en reportant sur le vers suivant la proposition relative (« qui saillent »). Le dos est affublé d’une scoliose On peut noter le jeu de mot sur l’adjectif « court » |
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l’essor ; | Personnification des « rondeurs » « rondeurs des reins » = GN ; le terme de « rondeurs » est un euphémisme pour désigner les amas de graisse, les bourrelets | Ce vers participe du contre-blason ( = poème qui critique une partie du corps féminin) mis en œuvre depuis le début du poème L’anaphore de « Puis » aux vers 5 et 7 crée aussi une impression dynamique dans cette description. |
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ; | « la graisse » appartient au champ lexical du tissu adipeux, du gras. « feuilles plates » = métaphore végétale | Description parodique qui a pour but d’amuser, de faire rire… |
L’échine est un peu rouge, et le tout sent un goût | « échine » = le dos + la couleur rouge ( = couleur étonnante, suspecte pour le dos) « le tout » = réification pour désigner l’ensemble du corps qui sort de la baignoire | Une description peu poétique qui évoque un morceau de viande L’expression étrange : « sent un goût » indique une odeur indéfinissable… les sens sont sollicités →Odorat / Goût : « le tout sent un goût horrible » (v.9-10) : expression synesthésique (superposition de l’olfactif et du gustatif) pour évoquer l’odeur désagréable de ce corps. |
Horrible étrangement ; on remarque surtout | -Introduction du thème de l’étrangeté du spectacle horrible à la fois laid et répugnant -le verbe « remarque » : perception visuelle qui invite le lecteur à examiner cette femme dans les moindres détails | -inversion d’adverbe et de l’adjectif : horrible est mis en valeur en début de vers étrangement : l’adverbe introduit l’idée de la monstruosité et de la difformité objet de curiosité que le poète présente à la vue du lecteur -adverbe « surtout » en fin de vers attire →V.9 : l’enjambement coupe la phrase juste devant l’adjectif « horrible » ainsi mis en attente. l’attention sur ce qui va être révélé V.10 : la phrase s’arrête inopinément après l’expression « on remarque surtout ». Quoi ? Le vers 11 ne nous l’apprendra que très vaguement : « des singularités qu’il faut voir à la loupe … ». Ce vers 11 se termine par des points de suspension, signe que l’essentiel est encore à venir. |
Des singularités qu’il faut voir à la loupe… | -COD , enjambement ( la phrase se poursuit dans ce vers ) + une subordonnée relative - les points de suspension retardent encore la révélation et laisse le temps au lecteur d’imaginer l’horreur. | - avec le mot « singularités » le thème de l’étrange se poursuit -la relative n’apporte pas d’explication mais elle invite le lecteur à un examen plus détaillé ( avec le terme de « loupe ») -dans ce vers la formule atténue la réalité affreuse/la laideur du spectacle |
Révélation ultime du sonnet | ||
Les Reins portent deux mots gravés : Clara Venus ; | -« Clara Venus » : expression latine = la célèbre Vénus -le participe passé « gravés » avec le niveau de langue soutenu = ironie | Indication anatomique « reins » qui révèle un tatouage au sens ironique puisque celle qui le porte est loin de ressembler à Vénus -le port du tatouage est réservé à des êtres en marge. |
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe | Un tiret comme si qqn prenait la parole pour commenter | -la femme est réduite à un « corps » qui semble animé d’une vie propre = ce n’est qu’un mouvement « remue » corps aux formes ramassées / corps trapu : répétition de l’adjectif « large » (« larges omoplates » (v.5), « large croupe » (v.13) |
Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. | -oxymore / inversion entre l’adverbe et l’adjectif -mise en valeur de l’adjectif « belle » | -ironie et moquerie : « belle hideusement » (v.14) sont destinées à présenter la baigneuse comme un modèle absolu de laideur. →La chute du poème insiste sur l’impudicité de cette nudité par l’utilisation du verbe « tendre ». Il semble que le corps exhibe son infirmité, son « ulcère » (v.14), le tende vers le spectateur-voyeur qui le contemple. La désignation crue de la partie du corps concernée et les associations qu’elle autorise (prostitution) ajoute à cette impudicité. Ces impressions d’impudeur et de dégoût ressenties devant la nudité nous amènent au-delà de la simple idée de laideur. Elles s’opposent frontalement à l’image traditionnelle de Vénus Anadyomène dont les représentations soulignent l’innocente beauté. |
Rimbaud utilise donc dans ce poème le cadre poétique traditionnel du sonnet pour se livrer à une féroce caricature, une parodie de poème. Il s’agit d’un portrait au vocabulaire lourdement dépréciatif. La composition et la versification du poème orchestrent le dévoilement progressif d’un corps de femme, motif qui peut rappeler celui de la déesse émergeant des flots, mais qui en constitue surtout le reflet inversé, obscène et grotesque (= à la fois monstrueux et ridicule) . Cette femme à la fois repoussante et comique est progressivement dévoilée par le poète au spectateur-lecteur. Au-delà de l’exercice de parodie, ce poème affirme sa modernité en faisant des êtres les plus hideux objets de poésie. Rimbaud trouve dans le quotidien de plus sordide matière à l’exercice poétique.
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