Le roman et le récit du Moyen Age au XXIe siècle. L’Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731
Analyse sectorielle : Le roman et le récit du Moyen Age au XXIe siècle. L’Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar fantastikzelex • 24 Juin 2023 • Analyse sectorielle • 2 049 Mots (9 Pages) • 231 Vues
Objet d’étude : Le roman et le récit du Moyen Age au XXIe siècle. L’Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731 Texte : « l’enterrement de Manon ».
Depuis « N’exigez point de moi » Jusqu’à « …impatience »
Rédigé en 1731, le roman de l’abbé Prévost narre les aventures amoureuses de Manon Lescaut jeune fille intrigante et du chevalier des Gueux qui va renoncer à tous ses principes pour elle. Au terme de multiples aventures, Manon et le chevalier sont sur le point de se marier en Nouvel-Orléans et pensent trouver enfin la paix dans cette nouvelle vie. Mais encore une fois, une nouvelle péripétie va les entraîner dans le désert où Manon va trouver la mort. Nous assistons ici au rituel de l’enterrement auquel procède le chevalier avec le corps de sa bien- aimée.
Projet de lecture : nous allons voir comment cet extrait revisite le topos romantique de la mort des amants/ en quoi cette scène est pathétique / En quoi cette scène est tragique et émouvante à la fois / comment la mort de Manon met-elle en exergue la puissance de l’amour de Des Grieux
1er §/ mouvement : la mort sublimée de Manon
2ème §/ mouvement : la solitude de Des Grieux /une séparation douloureuse
3ème mouvement: personnage à bout de force
4ème mouvement : l’inhumation / L’union des amants par-delà la mort
Mouvement 1 :
Alors que Manon agonise, Des Grieux nous rapporte son dernier soupir en mettant en avant sa dignité et son amour, ce qui la réhabilite auprès de Renoncour et du lecteur.
- Il fait appel à l’empathie de son interlocuteur, Renoncour, pour l’amener à partager ses sentiments : « N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions » (l. 1 et 2) -> La marque de la 1ère et 2è personne et l’utilisation de l’impératif à la forme négative mettent l’accent sur cette intimité que le chevalier crée avec son destinataire et l’empathie qu’il suscite, et la focalisation interne insiste sur la douleur de Des Grieux, qui ne peut faire le récit précis de la mort de Manon tant sa douleur est importante. Il s’agit d’un récit impossible.
- Le récit est sobre et épuré, la mort suggérée de Manon est sublimée, associée pour l’éternité à l’image d’une femme aimante qui donne son amour quand elle perd la vie : « Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour, au moment même qu’elle expirait : c’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement » (lignes 2 à 4) -> les euphémismes pour désigner le moment où elle meurt, ainsi que le lexique tragique mettent l’accent sur la dignité des deux amants.
Mouvement 2:
- Le discours religieux : On relèvera le caractère religieux de la scène à travers les termes comme « âme/Ciel » (l.5) et l’idée d’une punition divine à la ligne 6 avec « rigoureusement puni ». La proposition subordonnée complétive « que j’ai traîné une vie languissante et misérable » (l. 6-7) à tonalité pathétique place sur le plan de la morale (par rapport à la religion) le discours du chevalier. La mort de Manon est donc l’occasion d’une repentance. Le personnage se condamne à une punition éternelle.
- Tonalité tragique : persistance de la mort et volonté du narrateur de mourir avec sa bien-aimée, topos de la mort des amants (Roméo et Juliette, Tristan et Yseut…) Le chevalier se voit puni de ne pas avoir eu droit à cette mort. C’est d’abord Dieu qui le punit à travers la métaphore/métonymie « le Ciel » (l.5) et il se punit lui-même avec le verbe à sens négatif (l.7) « je renonce volontairement ». Prédominance de la mort qui irrigue l’extrait avec un champ lexical étendu: « mourir, trépas, enterré, la mort, la fosse » => en renonçant à la vie, le personnage se situe dès lors du côté de la mort.
- Tonalité lyrique : Importance de la 1ere personne, narrateur interne qui permet d’intensifier le désespoir : « Mon âme ne suivit pas la sienne » (l.5). Poétisation du récit : emploi de métonymie ( l. 5 ) « mon âme/la sienne », antithèse (déterminant possessif de la 1ere personne et pronom possessif de la 3è personne) qui appuie sur la différence de traitement entre Manon et lui. Des Grieux n’a pas le droit de mourir, il subit la punition divine.
Mouvement 3
- La passion amoureuse : elle s’exprime dans l’hypotypose, volonté de peindre la mort comme un tableau, (cf Pieta inversée) l.9-10 « Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon ». Aspect sensuel par-delà la mort : « la bouche attachée sur le visage et sur les mains » : champ lexical du corps qui décrit une vision unitaire du couple. Volonté de préserver l’intégrité du corps de Manon de l’adversité : « à devenir la pâture des bêtes sauvages ». Volonté de mourir et de rejoindre sa bien-aimée dans la mort, (cf Orphée et Eurydice). L’enterrement apparaît davantage dans son caractère protecteur de l’intégrité du corps que comme un rituel religieux. Le paragraphe se termine par la résolution du narrateur de protéger le corps de sa bien-aimée et de se laisser mourir sur son tombeau. Plus tard : Notre Dame de Paris, Quasimodo qui se laisse mourir de désespoir à côté du corps d’Esmeralda.
- L’adversité se traduit par un affaiblissement du corps, comme le souligne le champ lexical de la faiblesse : l.13« si proche de ma fin/ affaiblissement/ le jeûne, la douleur , m’avaient causé» (l.13-14) le personnage ne peut pas se tenir debout « quantité d’efforts pour me tenir debout» (CC de but)… Un affaiblissement moral car le personnage doit se préparer à une épreuve : ligne 17 « le triste office que j’allais exécuter » = périphrase pour dire l’inhumation qui a été dite plus haut « je formais la résolution de l’enterrer ». Caractère inédit de la démarche puisque c’est l’amant qui va enterrer seul sa bien-aimée. Le personnage vit ce moment comme une véritable épreuve comme le montre l’hyperbole (référence au Christ sur son chemin de croix qui peine à tenir debout) : « quantité d’efforts ». Recours à des « liqueurs » permettant d’apporter de la force.
- Dramatisation : champ lexical de l’épreuve : « forces »(l.16), « efforts »(l.15) « m’avaient causé » (l.14), « j’allais exécuter » (l.17), « douleur » (l.14), « affaiblissement » (l.14) « recourir » (l.15) (recherche de remèdes). Lexique de l’action : « tenir debout » (l.15). Vocabulaire hyperbolique, adverbes d’intensité/comparatif : « si proche de ma fin » (l.13), « autant que… »(l.16) => dramatisation accentuée par le caractère pathétique du personnage qui agit alors qu’il se sent près de la mort « si proche de ma fin »(l.13)-> euphémisme pour dire la mort, le recours aux liqueurs ne sert que la seule tâche à accomplir : « autant de forces qu’il en fallait »(l.16) (prop sub conj circ de comparaison). Des Grieux dramatise son récit faisant la démonstration de la pureté de son amour et de son sacrifice.
Mouvement 4 : L’inhumation (depuis « Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre »
- Le caractère réaliste de la scène : image laborieuse dans l’action de creuser à mains nues « moins de secours que de mes mains » (l.19-20) (CC de comparaison). Exécution des étapes successives : « j’ouvris…, j’y plaçai…, envelopper tous mes habits…, je ne la mis, je m’assis, j’ensevelis » (l. 20 à 26) = verbes d’action qui relatent les étapes d’un rituel, mais aussi le soin accordé à ce rituel : le CC de temps « après avoir pris soin » (l. 19-20) et le CC de but « pour empêcher le sable de la toucher » soulignent la délicatesse du geste et l’importance du corps de la bien-aimée. Répétition du terme « fosse » (l.13, 24 et 27): matérialité de la mort, caractère impitoyable et inexorable.
- Une démarche symbolique : l’expression à double sens « ouvrir la terre », qui renvoie aux entrailles de la terre, et à l’aridité du sol « une campagne couverte de sable » (l.18), met en avant la solitude du personnage dans le désert. Détournement de l’épée qui lui sert ici de pelle, caractère dérisoire de l’épée qui se rompt : « Je rompis mon épée » (l.19) , détournement de la noblesse du personnage au profit d’une action purement manuelle, humble : « que de mes mains » (l.19)CC de comparaison qui signifie « à mains nues ». Des Grieux sacrifie sa noblesse à Manon. De plus, la métonymie des vêtements : « après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits pour empêcher le sable de la toucher » (l.20-21) met en avant son sacrifice total puisqu’une part de lui va dans la fosse avec Manon : c’est un dénuement absolu qu’il s’impose.
- Une idéalisation de Manon : les nombreuses hyperboles « l’idole de mon cœur » (l.20), « après l’avoir embrassée mille fois avec toute l’ardeur du plus parfait amour » (l.22-23) décrivent le sentiment amoureux et la passion ressentie jusque dans la dernière étreinte avec précision et sensualité.
- Une mort rédemptrice : le soin apporté à l’inhumation redonne à Manon un caractère héroïque, voire divin avec les superlatifs hyperboliques: l.26-27 « ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable », périphrase galante qui abolit le caractère vil de la jeune fille pour la rapprocher de la divinité. Ligne 26 : « le sein de la terre»-> personnification de la terre qui accueille chaleureusement la jeune fille, qui la reçoit comme une mère aimante.
- Un tableau : la tragédie des amants : le récit de la mort et de l’inhumation de Manon ne s’achève pas par l’ensevelissement de la jeune fille mais par un tableau dans lequel le narrateur se met en scène, sur la tombe de la jeune fille. Tout comme Manon, il s’installe dans une position horizontale : « je me couchai » (l.27), « le visage tourné vers le sable » (l.27-28), « fermant les yeux » (l.28), invocation du « secours du Ciel » (l.29). En même temps c’est ironique car cette mise en scène ne fonctionne pas, le Ciel ne lui accorde pas cette mort désirée puisque le personnage est là pour en témoigner. La fausse mort du héros semble surjouée avec ce qui ressemble à un suicide et la nécessité d’invoquer le ciel. Le paradoxe de la fin : « j’attendis la mort avec impatience » (l.29) accentue encore cette volonté affichée de Des Grieux d’appeler la mort. Le chevalier DD se voit donc refuser l’héroïsme du héros tragique qui se sacrifie dans l’amour ce qui peut se lire comme un châtiment supplémentaire.
Conclusion:
Récit intense de l’inhumation de Manon qui permet de réhabiliter le personnage féminin, en en faisant une héroïne tragique. Mais si la mort héroïque est refusée au chevalier, c’est pour mieux témoigner de son désespoir, en faire un être inconsolé, laisser s’exprimer le cri lyrique du romantique solitaire.
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