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Magasin d'instruments à Renault (1959)

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Par   •  23 Septembre 2014  •  Analyse sectorielle  •  3 786 Mots (16 Pages)  •  584 Vues

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Un atelier d’outillage chez Renault (1959)

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Premier chapitre de Journal d’un ouvrier de Daniel Mothé, publié en 1959 à partir d’articles publié dans Socialisme ou Barbarie en 1956-1958. Le livre a été numérisé au format pdf en deux volumes par le site Bathyscaphe.

Il est difficile d’avoir une vue d’ensemble des choses dans notre société. C’est encore plus difficile pour un ouvrier, à qui l’organisation du monde reste cachée comme une chose mystérieuse obéissant à des lois magiques et inconnues. Notre horizon se trouve limité à la parcelle de travail qu’on commande.

Même notre travail, nous ne savons plus ce qu’il devient. Nous ne le verrons plus, à moins d’un hasard. L’organisation du monde semble être l’organisation de notre ignorance. Nous sommes des hommes libres, nous avons le droit de vote et celui de nous exprimer sur les problèmes généraux du monde, mais on refuse d’entendre notre voix sur ce que nous faisons tous les jours, sur la partie de l’univers qui est la nôtre. Nous sommes seuls.

La classe ouvrière a ses taudis, ses bas salaires et tout le lot de misère qui en découle, tout ce qui apitoie les écrivains, les touristes et les organisations syndicales ; celles-ci, pour s’opposer au patronat, insistent sur ces « salaires de misère », sur les « cadences infernales », sur les « normes inhumaines ». Mais cela ne met pas en cause la société capitaliste : si la classe ouvrière menace, il suffit d’augmenter les salaires et de diminuer les normes et les cadences. Voilà l’harmonie du monde réalisée. La lutte entre les patrons et les syndicats se limitera à l’évaluation de cette misère.

C’est ainsi que l’on peut voir dans « La Vie Ouvrière », le journal de la C.G.T., des images représentant le prolétaire français affamé, devant un morceau de pain inaccessible, tandis que les journaux bourgeois tireront les conclusions les plus optimistes du nombre de voitures et de postes de télévision que possède la classe ouvrière. Les syndicats reprochent aux patrons de faire des superbénéfices, « d’y aller un peu fort ». Les patrons répondent que les ouvriers ont plus de richesses qu’il y à cinquante ans.

De cette controverse est née la codification de la consommation de l’ouvrier, le « minimum vital ». Les syndicats s’efforcent de prouver qu’il est de l’intérêt du patron de bien alimenter la classe ouvrière. L’ouvrier, comme consommateur, est maintenu à un rang de machine, il a les mêmes besoins qu’elle : alimentation, entretien, repos. C’est sur cette base essentiellement bourgeoise que se place le syndicat. On discute interminablement pour savoir si le repos et l’alimentation de l’ouvrier sont suffisants et on mettra pour cela à contribution les techniciens de la machine humaine, médecins, psychologues, neurologues, etc… Les syndicats polémiquèrent pendant des mois pour faire admettre au patronat et au gouvernement que l’on doit remplacer la balle de tennis par le ballon de football dans les 213 articles du minimum vital. Mais l’ouvrier a beau manger des biftecks, et même avoir la télévision et son automobile, il reste dans la société une machine productive, rien de plus. Et c’est là sa vraie misère. Cette misère se manifeste en moyenne 48 heures par semaine. Il serait faux de croire que l’aliénation cesse dès qu’il a franchi les murs de l’usine, mais je me bornerai à décrire ce qui se passe à l’intérieur de ces murs. Je n’évaluerai pas sa souffrance au nombre de pièces qu’il fait dans une heure ou une journée de travail, ni au salaire qu’il touche dans la quinzaine ; je me baserai sur le simple fait qu’il est un homme.

Pour cela, je vais décrire un atelier, un atelier bien particulier, les contradictions de son organisation et les réactions de ses ouvriers. Il s’agit d’un atelier d’outillage des usines Renault qui groupe des ouvriers qualifiés, c’est-à-dire des ouvriers qui ont appris un métier et qui jouissent d’une certaine autonomie et de certains privilèges : ce que l’on nomme habituellement « l’aristocratie ouvrière ». Cette autonomie est toutefois battue en brèche par les efforts de rationalisation de la Direction, qui rend ce travail de plus en plus parcellaire ; l’ouvrier tend d’autant plus dans cet atelier à ignorer ce qu’il fait, qu’il ne fabrique pas de pièces destinées directement aux automobiles, mais seulement l’outillage pour les machines qui usinent ou montent les éléments des voitures.

La répartition du travail.

Donner une vue générale de l’organisation de l’usine est difficile. Il y a, bien sûr, les schémas d’organisation qui sont à la disposition du public et que publie le Bulletin Mensuel Renault. Mais quel est le rapport entre ces schémas et la réalité, entre le plan de la Direction et l’accomplissement de ce plan par les différents services et par les travailleurs ? Pour répondre à cette question il faudrait supposer qu’une personne puisse connaître en détail tous les rouages de cette organisation. C’est justement cette possibilité que nous nions. Bien sûr, les managers de l’usine en connaissent par cœur le schéma, mais leur connaissance n’est que théorique. La majeure partie de la réalité de la production leur est inaccessible, cachée par la petite maîtrise, par les ouvriers et par les techniciens, du simple fait que les managers ne sont pas seulement des gens qui doivent coordonner, mais aussi des gens qui commandent et exercent une coercition.

Cette coercition, qui menace chacun à des degrés différents, est un phénomène qui paralyse toute la hiérarchie de l’organisation, rendant les subordonnés aussi méfiants vis-à-vis de leurs supérieurs que l’enfant vis-à-vis de l’adulte.

Quand la Direction présente un schéma rationnel de l’usine, n’importe qui est enclin à le considérer comme vrai. Notre atelier figure en bonne place dans ces schémas. Pourtant, à notre niveau, il nous est difficile de parler de rationalité.

Ce que nous percevons est même la négation de tout plan organisé ; en d’autres termes, c’est ce que nous appelons « le bordel ».

Si vous demandez à la Direction à combien se monte l’effectif de l’atelier, c’est-à-dire le nombre d’ajusteurs, de fraiseurs, de tourneurs, et les différentes catégories parmi eux, P.l, P.2, P.3, le nombre d’O.S. [1] et que vous contrôliez ensuite par vous-mêmes, les deux chiffres ne se recouperont pas du tout. Approfondissant la question, vous constaterez que des ajusteurs sont sur des machines, que des tourneurs sont sur des fraiseuses, que des

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