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Les espaces patrimonialisés dans les villes françaises : acteurs, enjeux, conflits

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Par   •  13 Mai 2016  •  Dissertation  •  5 700 Mots (23 Pages)  •  989 Vues

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Margaux GRATREAUX                                                                        Jeudi 15 Octobre 2015

K1 Chartes

Les espaces patrimonialisés dans les villes françaises : acteurs, enjeux, conflits

  A priori, le patrimoine n’existe pas ; c’est parce que l’on décide à un moment donné de lui attribuer cette valeur patrimoniale qu’un objet devient patrimoine. Le patrimoine est donc conditionné par un processus de reconnaissance qui signifie qu’au-delà de la conservation matérielle d’objets en tous genres - et même d’éléments immatériels - il renferme des symboliques fortes : l’attachement au passé nous renvoie à notre histoire donc à une forme de construction de la société. Cela vaut pour le patrimoine urbain. Certes, la notion d’héritage est primordiale si l’on veut comprendre les processus patrimoniaux à l’œuvre dans nos sociétés modernes mais il ne faut pas perdre de vue que cet héritage est choisi et façonné en fonction de préoccupations présentes ou à venir. Les concepts d’héritage et de transmission sont très importants dans la compréhension de la notion. La filiation qui existe entre les parents et leurs enfants se traduit au niveau social par un devoir de mémoire collectif porté par les citoyens, ici de de la ville. Le patrimoine urbain dans sa définition actuelle est une notion qui fut définie en Europe au long du XIXe siècle, et qui s'est progressivement élargie. De nos jours, beaucoup de choses peuvent faire partie du patrimoine urbain : un logement particulier, une usine, une rue ou tout un quartier peuvent être aussi considérés comme une partie de notre héritage, et donc être protégés et conservés. Certes, les villes sont souvent perçues comme des lieux de changement continu, de par leur évolution et leur transformation constante. On peut donc se demander comment il est possible de protéger et de projeter aujourd'hui la valeur patrimoniale de la ville, dans un contexte caractérisé par une mutation constante. De quelle manière la patrimonialisation de l'espace urbain soulève-t-elle une multitude d'enjeux, impliquant différents acteurs ? Cela peut-il susciter des conflits autour de ces espaces patrimonialisés ? Il s'agit ici de s'interroger sur l'identité patrimoniale urbaine -entre passé, présent et futur- et sa valorisation, ainsi que l'importance de sa préservation et de son intégration à l'espace de la ville.

  Le patrimoine est devenu, au cours des dernières décennies, beaucoup plus qu’un enjeu esthétique et historique. Dans un monde où la modernité d’abord puis la globalisation ont développé la crainte de l’homogénéisation et de la banalisation, sa valeur symbolique s’est considérablement renforcée ; la référence au passé apparaît comme un élément stabilisateur, une sorte de résistance à l’uniformisation des modes de vie, et la patrimonialisation croissante répondrait à un besoin d’enracinement, un retour au local. Quant à la nouveauté apportée par les trois dernières décennies, elle vient surtout de ce que le patrimoine est désormais chargé d’une valeur identitaire irremplaçable aux yeux non plus seulement des spécialistes, mais aussi des habitants et de leurs responsables politiques. C’est avec l’apport d’auteurs sur l'architecture tels que John Ruskin ou Gustavo Giovannoni que la notion de patrimoine urbain a pu entrer dans le champ lexical patrimonial. C’est avec leurs écrits que l’on commence à considérer l’architecture domestique comme un objet patrimonial à part entière : architecture mineure, domestique puis « petit patrimoine ». Au fur et à mesure, le patrimoine urbain a pu s’imposer, du moins dans le vocabulaire des urbanistes. Cela dit, des conceptions nouvelles de l’urbanisme faisant table rase du passé face à une vision plus mesurée dans laquelle les héritages architecturaux avaient leur place a divisé la notion. On peut le voir avec les deux chartes d'Athènes : « la première insistait sur la continuité avec le passé. La deuxième (…) sur le besoin d’instaurer une véritable rupture avec celui-ci pour pouvoir mettre en chantier la modernité » (Gravari-Barbas, 2002). Le débat sur la sauvegarde des espaces urbains n’est donc pas nouveau. En France, on doit l’avènement plein et entier du patrimoine urbain à la loi Malraux sur les secteurs sauvegardés qui posent dans les textes le principe de « la conservation, la restauration et la mise en valeur de tout ou partie d’un ensemble d’immeubles bâtis ou non » . La conception du patrimoine évolue fondamentalement traduisant « le passage de la protection du monument à la protection du territoire » (Beghain, 2005) : de fait, les secteurs sauvegardés sont les premiers documents qui ne font plus de l’espace patrimonial un simple support, mais un territoire où se lisent désormais des enjeux urbains. La seconde moitié du XXème siècle connaît en France plusieurs évolutions notables sur ce que recouvre la notion de patrimoine. En effet, en 1962, la loi Malraux crée la notion de patrimoine urbain avec l’établissement de ZPPAU (Zones de Protection du Patrimoine Architectural et Urbain) qui comporte trois axes principaux : la connaissance des sites bâtis remarquables, la gestion de ces sites et de leur mise en valeur (prise en compte dans les plans locaux d’urbanisme, les parcs naturels régionaux...), la protection et la mise en valeur des éléments remarquables. Cette loi est complétée en 1993 par la Loi Paysage qui intègre cette notion au zonage, celui-ci définissant désormais des ZPPAUP (Zones de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager). Cette évolution de la notion de patrimoine conduit à des évolutions des objets patrimonialisables et patrimonialisés, autorisant notamment en 1995 le classement du centre-ville du Havre comme ZPPAUP. Ce classement apparaît ainsi comme l’un des premiers pas décisifs vers l’actuelle protection. N’oublions pas le cas de ces villes qui, comme Saint-Étienne, se résignaient à ne pas avoir de monument historique et donc de centre qui puisse prétendre au qualificatif d’historique, et qui, non seulement se sont inventé un patrimoine au cours des vingt dernières années mais ont réussi à le faire reconnaître par le Ministère de la Culture qui lui a accordé en 1999 le label de Ville d’art et d’histoire.

  On peut définir le patrimoine comme « un bien du passé, préservé pour les générations futures au nom d’une valeur qui lui est accordée au présent » (Guinard, 2011). Ainsi, c’est le présent qui est le référentiel du patrimoine et le « présentisme » son « régime d’historicité » (Hartog, 2003). C’est à ce paradoxe que le caractère récent du patrimoine havrais nous rappelle. En outre, si l’on interprète le patrimoine comme « l’inscription de valeur, donc de sens, dans diverses formes matérielles, objets ou dispositifs spatiaux » (Di Méo, 1994), il apparaît que celui-ci est une production sociale qui ne concerne pas uniquement certains éléments « remarquables » qu’on considérerait comme pouvant être patrimonialisés a priori, mais possiblement toute représentation d’un groupe social incarnée dans un territoire ou projetée sur lui. En ce sens, les patrimoines du Havre ne seraient donc pas moins légitimes que d’autres. La définition du patrimoine comme production sociale a aussi pour conséquence de faire correspondre à la pluralité des groupes sociaux et des représentations d’un territoire une pluralité de patrimoines, dont certains sont plus visibles que d’autres en fonction de la capacité des acteurs qui les défendent à imposer leur vision du patrimoine. Par ailleurs, la patrimonialisation s’intensifie et aujourd’hui, tout devient patrimoine : du plus ancien au plus récent (de l’antiquité à l’architecture contemporaine) ; du plus matériel au plus idéel (en témoigne l’inscription récente du repas gastronomique français au patrimoine mondial de l'humanité). Il y a là une contradiction évidente entre les objectifs et les résultats qu’ils produisent car en voulant se démarquer du modèle d’une ville jugée trop commune, on préserve le standard d'une ville : partout les mêmes pavés au sol, les mêmes candélabres faussement anciens et les mêmes façades trop ravalées. La tension entre l’homogénéisation et la mise en avant des spécificités locales interroge parfois le bien fondé de la patrimonialisation des espaces urbains. Après avoir constaté cette prolifération actuelle de sens, on peut s’interroger sur ses explications. Une première cause semble être l’essor de l’économie touristique, laquelle paraît aujourd’hui encourager un élargissement de cette notion visant à conférer à des objets toujours plus divers le statut de patrimoine. Par exemple, la mise en patrimoine de certains lieux combinée à une réhabilitation vise à la fois une valorisation de ces sites comme de leur histoire propre et à une diversification de l’offre touristique à l’échelle de la ville. Une autre cause de l’émergence de nouveaux patrimoines est à chercher dans le passage d’une économie industrielle à une économie post-industrielle entraînant un nouveau regard sur des objets, notamment les bâtiments industriels, qui ne sont plus employés de la même façon tels les docks. Une telle prolifération de sens conduit à s’interroger sur une éventuelle perte de signification du patrimoine. En effet, tout semble devenir patrimoine du moment qu’un groupe défini estime que cela fait partie de son identité.

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