Le procès de Socrate
Synthèse : Le procès de Socrate. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Ahmed Abdi • 9 Mai 2021 • Synthèse • 24 439 Mots (98 Pages) • 651 Vues
Chapitre I : Le procès de Socrate
Contexte idéologique, institutionnel et philosophique
Questions directrices du chapitre :
Quels sont les fondements idéologiques de la démocratie athénienne ? Quel est le sens de l’ambivalence de l’idéologie démocratique ?
La démocratie peut-elle se développer et se répandre sous une forme impérialiste ?
Qu’est-ce que l’évolution institutionnelle de la Constitution d’Athènes nous dit sur la démocratie ?
Comment interpréter le sens profond du procès de Socrate, pour la démocratie et pour la philosophie ?
En quoi la position morale de Socrate est-elle une critique de la démocratie athénienne ?
Alors que la philosophie occidentale et la démocratie sont toutes deux nées plus ou moins au même moment, aux 6ème et 5ème siècles avant notre ère, et ont pour ainsi dire été élevées par la même nourrice, la cité d’Athènes, alors donc qu’elles sont toutes deux filles de ce qu’on a appelé le « miracle grec », elles ont pourtant entretenu des rapports très ambivalents, voire tout à fait conflictuels tout au long de l’histoire de la pensée occidentale. On pourrait s’attendre à ce que la philosophie et la démocratie aient évolué en symbiose, dès lors qu’elles participent toutes deux du même mouvement culturel de promotion de la raison, du jugement critique, de l’échange public d’arguments, du décentrement. Pourtant, depuis Platon jusqu’à Nietzsche, la plus grande majorité des philosophes de la tradition ont été au moins sceptiques, et le plus souvent très critiques, voire virulents à l’encontre de l’idée même de démocratie. À quelques exceptions près (comme chez Spinoza, par exemple), ce n’est qu’au 19ème siècle qu’on verra des philosophes proposer une théorie positive et une défense explicite de la démocratie comme mode de gouvernement ; il faudra encore attendre la deuxième moitié du vingtième siècle pour que les philosophes démocrates deviennent majoritaires, tout en restant très critiques à l’égard non seulement de certaines applications politiques concrètes de l’idée démocratique, mais aussi des multiples théories de la démocratie concurrentes.
Cette perplexité ou cette résistance de la philosophie à l’encontre de la démocratie – dont Socrate et Platon sont, comme dans d’autres cas, les figures paradigmatiques – a des
choses à nous dire et à nous apprendre sur la crise contemporaine de l’État de droit démocratique et en particulier sur cette tension entre tendances post-démocratiques et mouvements populistes que nous vivons aujourd’hui, particulièrement en Europe.
En l’an 399 avant notre ère, un vieil homme dont le nom allait symboliser pour des millénaires la philosophie occidentale, Socrate, se tenait devant une assemblée de 501 juges, simples citoyens athéniens réunis au nom de la cité, qui s’apprêtaient à le déclarer coupable d’impiété et à le condamner à mort, par ingestion d’un terrible poison : la ciguë. Les trois chefs d’accusation retenus à son encontre sont graves : non-reconnaissance des divinités de la cité, introduction de nouvelles divinités et corruption de la jeunesse. Plutôt que de fuir pour échapper à la mort et de choisir l’exil, comme tant d’autres l’avaient fait avant lui, Socrate accepta, par devoir et loyauté envers la loi et la justice, la sentence, malgré l’injustice flagrante de celle-ci, et restera pour la postérité l’un des visages universels du martyr pour la vérité.
Il est difficile de surestimer l’importance de ce fameux épisode pour l’histoire de la philosophie, non seulement à travers l’effet qu’il eut sur l’un des pionniers de cet histoire, Platon, qui ne pardonnera jamais à Athènes d’avoir assassiné le meilleur d’entre les siens, mais plus largement par les questions que ce procès et cette condamnation soulèvent pour nous, comme pour les témoins directs de la scène. Pourquoi la démocratie athénienne a-t- elle voulu neutraliser un homme connu et reconnu pour sa vertu civique jamais prise en défaut, ainsi que pour ses qualités intellectuelles et spirituelles exceptionnelles ? Pourquoi le régime qui est né en même temps que la philosophie, qui l’a cultivée autant qu’il s’en est nourri, en vient-il à éliminer le philosophe des philosophes ? Que cachent les trois chefs d’accusation invoqués ? Quelle est la signification profonde de ce procès ? Est-ce bien le procès de Socrate, et à travers lui, celui de la philosophie ? Ou n’est-ce pas plutôt le procès de la cité d’Athènes et à travers elle, d’une certaine démocratie ? Ce procès sanctionne-t-il le divorce entre philosophie et démocratie ou n’est-il que l’expression violente d’une relation passionnée et inextricable ?
Ce sont toutes ces questions, et d’autres encore, qui sont condensées dans le titre de ce chapitre : « le procès de Socrate ». Avant d’examiner la manière dont les philosophes, et Platon le premier, vont analyser les raisons profondes de cette tragédie, il faut commencer par reconstruire le contexte de ce procès, les présupposés idéologiques, institutionnels et philosophiques qu’on doit élucider pour en comprendre le sens.
- L’idéologie démocratique athénienne
Le concept d’idéologie est marqué dans ses usages contemporains, aussi bien dans les discours politico-médiatiques que dans les discours universitaires, par une équivocité essentielle. D’une part, si l’on se base simplement sur l’étymologie, on peut en donner une acception assez neutre et générale, selon laquelle l’idéologie est un ensemble assez cohérent d’idées et de représentations dans un contexte historico-social déterminé, sur ce que sont et ce que devraient être les hommes et leur rapport au monde. Bref, dans son acception la plus générale, l’idéologie est une vision du monde socialement et culturellement déterminée. Mais, d’autre part, si l’on renvoie le concept d’idéologie à la tradition philosophique qui lui a donné ses lettres de noblesse, soit à Marx et au marxisme, on en trouve une acception plus complexe, mettant l’accent non seulement sur l’illusion propre à l’idéologie, soit l’illusion d’une sorte d’indépendance des idées et des principes abstraits (qu’ils soient philosophiques, religieux, artistiques, juridiques, etc.) par rapport à leur contexte matériel et économique d’émergence (modes de production, division du travail, organisation des échanges commerciaux, etc.), mais aussi sur l’occultation des rapports de force et de domination sous-jacents à cette superstructure idéologique.
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