Être libre, est-ce n’obéir à aucune loi ?
Dissertation : Être libre, est-ce n’obéir à aucune loi ?. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar louis.vallon • 8 Avril 2021 • Dissertation • 1 616 Mots (7 Pages) • 1 537 Vues
Être libre, est-ce n’obéir à aucune loi ? Être libre, est-ce n’obéir à aucune loi ? Le premier problème posé par cette question vient du fait que la notion de liberté peut se comprendre sous plusieurs aspects (individuel ou collectif, moral ou politique…). Le deuxième problème vient de la notion de loi, elle aussi polysémique : parle-t-on ici de loi naturelle, de loi juridique, de loi morale ? Nous commencerons par nous demander si la liberté consiste à n’obéir à aucune loi naturelle. Nous verrons ensuite si être libre, c’est n’obéir à aucune loi venant d’une autorité extérieure. Nous montrerons enfin qu’être libre, c’est obéir aux lois qu’on se donne à soi-même, c’est-à-dire être autonome, individuellement et collectivement. Dans un premier temps, nous allons nous demander : être libre, est-ce n’obéir à aucune loi naturelle ? Cette question est à prendre au sens où on dit qu’une pierre qui tombe « obéit » à la loi de la chute des corps. Il pourrait alors sembler évident que l’être humain ne peut en aucun cas échapper aux lois de la nature. L’expression « n’obéir à aucune loi » n’aurait alors ici aucun sens. Par exemple, l’être humain ne peut pas s’affranchir de la loi de la gravitation universelle et s’envoler dans le ciel en battant des bras, ni échapper à la loi biologique du vieillissement cellulaire et obtenir l’immortalité (l’espoir de certains transhumanistes d’échapper à la mort semble pour l’instant utopique). Cette inévitable « obéissance » aux lois de la nature prive-t-elle l’être humain de toute liberté ? Dans le Novum Organum (livre I, 3), Francis Bacon, philosophe anglais du début du XVIIe siècle, écrit : « on ne peut vaincre la nature qu’en lui obéissant ». Autrement dit, la puissance de l’être humain et donc sa liberté reposent sur la connaissance scientifique des lois de la nature (et non sur l’impossible désobéissance à ces lois). Être libre, c’est maîtriser les effets des lois naturelles, ce qui suppose de les connaître par les sciences pour pouvoir les appliquer, et donc leur “obéir”. Par exemple, les être humains n’ont pu s’envoler dans le ciel, par des montgolfières, des dirigeables, des avions, des fusées, etc., qu’en connaissant et en mettant en pratique des lois physiques (concernant les gaz plus légers que l’air, le principe de Bernoulli, etc.). Ces inventions ont d’une certaine manière étendu la liberté de l’humanité, mais elles obéissent bien, tout comme l’être humain, aux lois de la nature. Sur le plan psychologique, l’esprit humain obéit-il à des « lois » naturelles ? On peut d’abord remarquer que c’est le cas du cerveau humain, ce qui a une certaine influence sur la pensée. On peut également mentionner la « loi de l’intérêt » formulée par Édouard Claparède, médecin, neurologue et psychologue suisse du début du XXe siècle : « L’intérêt est ce qui nous importe à un moment donné, ce qui a une valeur d’action parce que cela répond à un besoin. […]. Nous pouvons donc formuler une loi de l’intérêt […] : toute conduite est dictée par un intérêt, c’est-à-dire : toute action consiste à atteindre la fin qui nous importe au moment considéré. » Et c’est bien « parce que cela a un intérêt pour nous, que nous faisons quelque chose : gagner de l’argent, aller au théâtre, faire la charité, travailler à une œuvre philanthropique, courir les montagnes, risquer notre argent au jeu, voyager en Chine, faire de la politique, lire un journal… Il est absolument impossible de trouver un acte qui ne soit pas dicté par l’intérêt », écrit-il dans L’éducation fonctionnelle. Formulée de manière aussi large, cette « loi » semble peu contestable. Il faut toute fois remarquer premièrement qu’elle n’a presque rien de scientifique, car elle est beaucoup trop vague pour permettre par exemple la moindre prévision du comportement humain ; et deuxièmement, en lien avec la question qui nous préoccupe, qu’elle n’est pas précisément incompatible avec la liberté humaine. On peut conclure provisoirement que la liberté ne consiste pas à n’obéir à aucune loi naturelle, ce qui paraît impossible. Qu’en est-il des lois provenant d’une autorité extérieure ? Leur obéir prive-t-il de toute liberté ? Nous allons à présent aborder la question de savoir si la liberté consiste à n’obéir à aucune loi provenant d’une autorité extérieure, quelle qu’elle soit. Il semblerait que ce soit bien le cas. On appelle en effet « hétéronomie » la situation d’une personne soumise à la loi (nomos en grec ancien) d’un autre (heteros). Or l’hétéronomie est qualifiée par de nombreux philosophes, Kant par exemple, comme un état contraire à la liberté, qui consiste elle au contraire dans l’autonomie, c’est-à-dire le fait d’obéir aux lois qu’on se donne à soi-même. Mais avant d’affirmer, peut-être trop rapidement, qu’obéir à des lois extérieures à moi me prive de liberté, lisons les mises en garde de Spinoza. Dans le Traité théologico-politique, il affirme bien que l’esclave n’est pas libre. Mais il justifie cette affirmation évidente non seulement par le fait que l’esclave obéit à son maître, mais aussi et surtout parce qu’il est « obligé de se soumettre à des ordres fondés sur le seul intérêt de son maître. » Ce n’est donc pas le fait d’obéir à une autre personne, ou à des lois extérieures à nous, qui empêche la liberté. Spinoza précise en effet : « Quant à la conduite déclenchée par un commandement, c’est-à-dire l’obéissance, bien qu’elle supprime en un sens la liberté, elle n’entraîne cependant pas immédiatement pour un agent la qualité d’esclave. Il faut considérer avant tout, à cet égard, la signification particulière de l’action. » La « signification particulière de l’action » dépend de la réponse à la question : dans l’intérêt de qui l’action est-elle commandée ? De celui qui la commande, ou de celui à qui elle est commandée ? Les deux cas de figure existent en effet. Le premier cas peut être illustré par celui du maître qui ordonne à son esclave des actions que ce dernier n’a aucun intérêt réel à accomplir (si ce n’est éviter une punition). Le second cas est par exemple celui des parents qui ordonnent à leur enfant des actions dans son intérêt d’enfant, qu’il n’est précisément pas toujours capable de percevoir lui-même (aller se coucher de bonne heure par exemple). Dans ce genre de situation, l’enfant n’est, selon Spinoza, ni libre (puisqu’il agit sur l’ordre de quelqu’un d’autre) ni esclave (puisqu’il agit dans son intérêt). On peut seulement remarquer qu’il n’est pas capable d’être autonome, d’obéir à des lois qu’il se donnerait lui-même. Spinoza affirme enfin, et cette remarque est décisive pour la question qui nous préoccupe, que le fait de n’obéir à aucune loi ou aucune autorité extérieures n’est en rien la garantie de la liberté. Car « l’individu entraîné par une concupiscence personnelle au point de ne plus rien voir ni faire de ce qu’exige son intérêt authentique, est soumis au pire des esclavages ». On reconnaît là le rationalisme de Spinoza : être libre, c’est suivre les lois de la raison. Autrement dit, si je n’obéis vraiment à aucune loi, même pas celles de la raison, je suis en réalité soumis au caprice de mes désirs, et je ne suis donc pas libre. Cette deuxième partie nous permet de conclure que le fait de n’obéir à aucune loi extérieure à nous-mêmes ne garantit pas la liberté. Nous allons en effet voir que la liberté n’est pas l’absence de loi, l’anomie, mais bien l’autonomie, c’est-à-dire le fait d’obéir à ses propres lois. Définir la liberté comme étant l’autonomie signifie que le fait de n’obéir à aucune loi, l’anomie, est en réalité contraire à la liberté. L’autonomie, quant à elle, se décline à deux niveaux : individuel et collectif. Individuellement, la liberté consiste pour Spinoza, on l’a vu, à suivre les lois de la raison. Si Spinoza condamne fermement l’illusion du libre arbitre, contraire selon lui avec l’universalité du principe de causalité, il existe bien une liberté qui consiste à agir « sous la conduite de la raison », ce qui nous mène vers notre « intérêt véritable ». Or on peut parler à juste titre de « lois de la raison », au sens où la logique et la rigueur de la raison sont souvent impératives. Ce n’est donc pas en n’obéissant à aucune loi qu’on est libre, mais bien en obéissant à celles de la raison. Par exemple, je suis plus libre en suivant la raison qui me recommande de travailler pour préparer mon examen plutôt qu’en subissant l’influence de mon désir de m’amuser. De même, si j’obéis à une loi ou à une loi que j’approuve, je ne perds pas pour autant ma liberté, puisque je fais au fond ce que je veux. Sur le plan moral, Kant définit lui aussi, dans la Critique de la raison pratique, la liberté par l’autonomie. Mais contrairement à Spinoza, Kant défend la possibilité du libre arbitre, nécessaire selon lui à la moralité d’un acte. Collectivement enfin, sur le plan politique, la liberté d’un peuple ne peut pas non plus consister pour lui à n’obéir à aucune loi. Il n’existe d’ailleurs aucun exemple connu de peuple ou de collectivité dépourvu de toute loi (l’anarchie n’est pas l’anomie). La liberté politique consiste bien, pour un peuple, à obéir aux lois qu’il se donne. C’est ainsi que Rousseau écrit, dans le Contrat social, que « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Non, être libre ne consiste pas à n’obéir à aucune loi. Si l’on ne peut qu’obéir aux lois naturelles qui n’empêchent pas la liberté, il faut obéir aux lois qu’on se donne à soi-même, c’est-à-dire suivre la raison, pour être libre, que ce soit individuellement ou collectivement, voire moralement.
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