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Le Discours de la servitude volontaire, La Boétie, 1546

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Par   •  26 Septembre 2022  •  Commentaire de texte  •  2 253 Mots (10 Pages)  •  278 Vues

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Introduction  Le Discours de la servitude volontaire est un texte rédigé par La Boétie en 1546 ou 1548. Il s’ouvre par une brève citation du discours d’Ulysse s’adressant aux armées grecques amassées devant Troie, que La Boétie commente et analyse, pour en contester la pertinence. Référence n’est donc pas révérence ; laisser la parole aux anciens n’est pas les reprendre servilement, et d’entrée de jeu la parole de l’auteur se pose comme libre, s’opposant audacieusement à l’autorité du rusé Ulysse, dont le réalisme et le sens des circonstances évoquent Machiavel. Et cette première opposition prend en outre l’allure d’une sorte d’étonnement devant ce que l’auteur présente comme un paradoxe : comment croire qu’il soit bon d’avoir un maître, si celui-ci peut toujours devenir mauvais ? Le ton est donné, polémique, et aussi l’attitude intellectuelle, l’étonnement devant l’incompréhensible paradoxe, devant le scandale que constitue la servitude volontaire. Par-là, La Boétie suscite la curiosité et l’émotion du lecteur dès l’entrée du texte. L’extrait à étudier se place dans la narration, étape du discours qui suit l’exorde : c’est une partie où l’on attend de l’orateur des qualités de clarté, de brièveté. Or l’extrait est marqué par la figure de l’empilement, de l’accumulation, comme si l’auteur piétinait devant une difficulté. Tout le passage creuse le paradoxe de la soumission au point de rendre à la fois incompréhensible et inacceptable le fait même de la servitude volontaire. Le premier mouvement, qui correspond au premier paragraphe, vise à créer une forme de stupéfaction chez le lecteur ; le second, qui se compose des deux paragraphes suivants, le place face à l’échec de la nomination, qui est reformulé de manière très frappante dans le dernier paragraphe et vise à faire partager au lecteur une sorte d’indignation : comment nommer cette folie, c’est-à-dire comment la comprendre ? L’ensemble est donc marqué par le déploiement d’une rhétorique violente qui, par l’exagération, présente son objet comme impensable, en quelque sorte impossible : l’échec à en rendre raison justifie, à ce stade du propos, le recours à ce qu’on pourrait appeler la secousse du discours, ou le secours d’une parole violente, destinée à ébranler le lecteur. Premier mouvement Au début du discours, La Boétie pose cette question simple : pour quelle raison les hommes se laissent-ils asservir ? Ce questionnement prend dans l’extrait les allures d’un discours d’une grande véhémence. Lignes 1 à 2  Le passage s’ouvre ainsi sur une accumulation de questions constituant une sorte de lamentation pathétique adressée à Dieu. Ces cinq phrases interrogatives sont brèves et variées, de telle sorte que leur accumulation souligne le caractère incompréhensible de la soumission collective à un seul homme : aucune de ces questions ne reçoit en effet de réponse. Elles marquent une forme de stupéfaction initiale et ont pour but de frapper le lecteur, de lui faire éprouver le scandale anthropologique et logique que constitue la servitude volontaire. eduscol.education.fr/ - Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse - Juillet 2019 3 Retrouvez éduscol sur : VOIE GÉNÉRALE ET TECHNOLOGIQUE Français 1re Les deux premières portent sur la nature de la chose et sur le nom à lui donner : l’emploi du pronom démonstratif « cela », que développe l’ensemble du paragraphe, est à la place du nom manquant, et l’incapacité à nommer oriente la suite du propos : à défaut d’identifier, le discours caractérise cette aberrante servitude consentie, d’abord en proposant les deux termes « malheur » et « vice », puis en les réunissant : « malheureux vice ». La correction poursuit cette logique dégradante. Le vice est en effet condamnable, alors que le malheur est seulement subi ; le « malheureux vice » est ainsi un malheur consenti, et l’expression fait du vice la cause du malheur, dont les victimes sont dès lors coupables. Lignes 2 à 6  Cette impossibilité de nommer la servitude volontaire pousse l’orateur à se servir d’arguments d’expérience introduits par le verbe « voir », suivis d’une accumulation de segments, tous articulés de la même manière : la négation renforcée « non pas » porte sur un premier terme et la conjonction de coordination « mais » introduit le deuxième élément de l’ensemble qui corrige et dégrade le premier terme. Cette constante de construction souligne le caractère aberrant de l’obéissance des peuples, la première partie du paragraphe étant délimitée par deux éléments qui s’opposent fortement : « un nombre infini de personnes » / « un seul ». La même construction permet encore, dans la suite du paragraphe, de brosser du tyran un portrait dégradé. « Obéir » se transforme ainsi en « servir », « gouvernés » devient « tyrannisés » : le premier des deux termes opposés est acceptable, le second inacceptable. Le participe passé « tyrannisés » est lui-même développé, le segment articulé par « non pas... / mais... » faisant l’objet d’une première expansion portant une gradation dans les termes, à chaque fois niés : la tyrannie est elle-même une négation qui s’étend, elle prive les sujets de tout ce qui leur est cher, jusqu’à la vie même. Au-delà des biens, c’est leur être, voire leur dignité d’homme qui est aliénée. Dans le segment suivant, l’accumulation se fait par ajouts et redoublements : « pilleries » s’épanouit en « paillardises » puis en « cruautés » : tout cela glose le segment précédent, « biens », « femmes » et « vie même » ; le « non pas » redouble à nouveau « armée » par « camp barbare ». Face à cette puissance et à cette violence, le combat serait nécessaire, au risque de la vie, et on pourrait comprendre le manque de courage. À cette accumulation s’oppose d’autant plus nettement, dans un effet de chute très savamment ménagé, la correction « ... mais d’un seul », qui renverse l’ouverture de la phrase par « un nombre infini de personnes... ». Lignes 7 à 10  La deuxième moitié du paragraphe repart de ce « un seul » et en développe un portrait très virulent, tout en gardant la même construction logique de la négation associée à une correction dégradante. Le tyran, à qui se soumet ce « nombre infini de personnes », loin d’être à craindre, est lui-même le plus lâche des hommes. L’évocation d’Hercule et de Samson, symboles de courage et de puissance, entame sur le mode négatif le portrait du tyran qui ne peut absolument pas rivaliser avec ces modèles : « d’un seul » est repris, mais suivi du nom « hommeau », forgé par La Boétie sur le modèle du latin homunculus pour désigner un homme de rien, moins qu’un homme. Les superlatifs « le plus lâche » et « le plus efféminé » sont en effet dégradants, d’autant qu’ils sont référés au grand nombre (« ... de toute la nation ») et aux modèles éminents que constituent Hercule et Samson. La phrase suivante est construite de manière à opposer, à une caractérisation très négative dans le dernier membre de l’ensemble – le tyran est présenté comme impuissant, incapable de satisfaire « la eduscol.education.fr/ - Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse - Juillet 2019 4 Retrouvez éduscol sur : VOIE GÉNÉRALE ET TECHNOLOGIQUE Français 1re moindre courtisane » –, une première caractérisation marquée par la négation des qualités nécessaires à l’exercice du commandement. Ce détenteur d’un pouvoir exorbitant n’a ni l’expérience des combats, ni même celle des tournois : il y a donc là une première diminution, le moindre degré de compétence étant lui-même dénié au tyran, avant qu’une deuxième négation, qui précède le dernier membre de la phrase, lui dénie également la force. Il n’est pas maître dans les combats, il n’a pas même appris à se battre : l’expérience et la force lui manquent au point qu’il « se fai[t] l’esclave de la moindre courtisane ». La dégradation atteint ici les qualités viriles du tyran, rendant donc d’autant moins compréhensible et moins admissible la soumission de tous à cet être réduit rhétoriquement à presque rien. Le paragraphe se clôt ainsi en reprenant de manière inversée les deux verbes « obéir » et « servir ». Comment des peuples entiers peuvent-ils obéir à qui ne peut commander, servir qui est lui-même occupé à tenter de « servir » la « moindre des courtisanes » ? Deuxième mouvement 2ème paragraphe La continuité rhétorique et logique du passage est assurée par la reprise des questions figurant au début du premier paragraphe, l’apparente progression se marquant par la proposition d’un nom pour désigner et expliquer cette incompréhensible soumission. Mais les deux paragraphes composant ce deuxième mouvement démontrent que ce nom ne saurait convenir, dans la mesure où le phénomène excède toute mesure : la disproportion quantitative (mille villes / un seul) rend impensable la qualification envisagée. Lignes 11 à 18 Le paragraphe est construit, après les deux questions initiales, sur trois hypothèses successives suivies de leur conséquence. Chacune de ces hypothèses fait croître la disproportion entre les protagonistes, rendant impossible une explication de la servitude volontaire par la lâcheté. L’exagération au sens étymologique et rhétorique du terme – exageratio, c’est-à-dire accumulation – est ici progressive et exponentielle : on passe de « deux » à « un million » en l’espace d’un paragraphe. La progression numérique est ainsi au service d’une invalidation progressive de l’hypothèse première – « Appellerons-nous cela de la lâcheté ? » –, qui reprend la scansion logique du premier mouvement par la correction. Cette unité, que marque la reprise de termes et de constructions, contribue fortement à l’effet d’insistance ou de martèlement du discours, la tension spécifique du passage tenant au contraste entre la puissance de l’assaut, la violence de la parole rhétorique, et l’absence de progrès dans la définition. Trois raisons successives expliquent qu’on puisse souffrir d’être soumis, la lâcheté ne pouvant être invoquée que lorsque la proportion des forces n’est que modérément déséquilibrée. La disproportion la plus écrasante aboutit à reposer la question : « Est-ce lâcheté ? », qui apparaît ici comme clairement rhétorique, puisque toute la progression vise à rendre impossible une réponse positive : la gradation des nombres, opposée à « un seul » souligne d’autant plus fortement l’impropriété du terme qu’elle est renforcée par l’antithèse « dont le mieux traité de tous en reçoit ce mal d’être serf et esclave ». La clôture du paragraphe par la reprise de la question initiale, qui reprenait elle-même celle du début du texte (« Comment dirons-nous que cela s’appelle ») accentue l’effet de ressassement ou de piétinement volontaire d’un discours qui se heurte à l’impossible identification de son objet ; de là la double disqualification, de la tyrannie et de la soumission. La stupéfaction laisse donc place ici à l’indignation. eduscol.education.fr/ - Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse - Juillet 2019 5 Retrouvez éduscol sur : VOIE GÉNÉRALE ET TECHNOLOGIQUE Français 1re 3ème paragraphe Le troisième paragraphe de l’extrait sert de récapitulation, il reprend tous les procédés déjà employés dans les deux premiers paragraphes : l’accumulation, les gradations ascendantes, les groupes binaires et ternaires, les mêmes formules et les mêmes chiffres qui ont pour objectif d’asseoir les conclusions d’une réflexion qui présente la servitude volontaire comme incompréhensible. Le début de la première phrase énonce une sorte de vérité générale : elle introduit la reprise condensée de l’effet de disproportion qui rend impossible d’expliquer par la lâcheté la soumission de tous à un seul, et soutient une conclusion qui repose la question finale du paragraphe précédent, de manière plus forte et plus saisissante. Il ne faut pas chercher ici un raisonnement rigoureux, mais un lieu (au sens que le terme prend dans la rhétorique classique), celui du comble : si le vice dépasse les limites naturelles, il sort du sens commun, ne correspond plus à sa définition, il devient lui-même disproportionné ou démesuré. L’adverbe « naturellement » annonce ce que développe le dernier paragraphe : par ce vice, ceux qui acceptent la servitude sortent de la nature, ils perdent leur humanité. Un autre lieu vient compléter cette caractérisation : la preuve par le contraire. La couardise ne va pas jusqu’à n’oser pas se délivrer d’un seul, pas plus que la vaillance n’irait jusqu’à pouvoir conquérir seul un royaume. 4ème paragraphe Ce dernier paragraphe constitue donc une conclusion paradoxale, qui marque l’échec de la tentative de définition, ou même de dénomination. « Vice », peut-être, mais « monstre de vice », et non pas simple défaut, échappant à la fois à la nature et à la langue. Des formulations « que la nature désavoue avoir fait » et « que la langue refuse de nommer » impliquent un jugement moral très dévalorisant mais créent aussi un lien intime entre la question politique et la question linguistique. En radicalisant ainsi l’évocation de la servitude volontaire, en en faisant un état dénaturé, La Boétie cherche bien à susciter contre elle une indignation susceptible de pousser à la révolte contre cette acceptation même ; c’est en tout cas vrai au plan du discours ; quant à savoir si le Discours de la Servitude volontaire est un vrai pamphlet ou un exercice d’école, c’est une autre affaire… Conclusion On a donc là un passage d’une très forte unité, qui forme presque une boucle, et dans lequel l’exagération, les reprises, l’insistance rhétorique visent à susciter la stupéfaction et l’indignation contre l’aberrante, la monstrueuse acceptation de la servitude, impensable et pourtant commune. C’est que, sans doute, la force du discours rhétorique est seule capable d’ébranler une immobilité que rien ne justifie ni n’explique rationnellement et de susciter une réaction des lecteurs.

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