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Lettre de Gargantua à son fils

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Par   •  5 Septembre 2016  •  Thèse  •  5 066 Mots (21 Pages)  •  2 394 Vues

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Texte 1

 François Rabelais, Pantagruel, chap. VIII,1532,

« Lettre de Gargantua à son fils »

Très cher fils,

[...] Les temps étaient encore ténébreux et sentant l’infélicité et la calamité des Goths1, qui avaient mis à destruction toute bonne littérature; mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge rendues aux lettres […]

Maintenant toutes les disciplines sont restituées2, les langues rétablies. Le grec, sans lequel c’est une honte de se dire savant, l’hébreu, le chaldéen, le latin. Des impressions3 si élégantes et si correctes sont en usage, elles qui ont été inventées de mon temps par inspiration divine, comme,  à l’inverse, l’artillerie l’a été par suggestion diabolique. Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très amples, si bien que je crois que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien4, il n’était aussi facile d’étudier que maintenant. Et dorénavant, celui qui ne sera pas bien poli5en l’officine de Minerve6 ne pourra plus se trouver nulle part en société. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prédicateurs de mon temps.

Même les femmes et les filles ont aspiré à cette louange et à cette manne céleste7 de la bonne science. Si bien qu’à mon âge, j’ai été obligé d’apprendre le grec, non que je l’aie méprisé comme Caton8, mais je n’avais pas eu la possibilité de l’apprendre en mon jeune âge; et volontiers je me délecte à lire les Traités Moraux de Plutarque9, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias10 et les Antiquitésd’Athénée11, en attendant l’heure qu’il plaise à Dieu, mon Créateur, de m’appeler et ordonner de  sortir de cette terre.

C’est pourquoi, mon fils, je t’admoneste12 d’employer ta jeunesse à bien profiter de tes études. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Épistémon13 : l’un peut te donner de la doctrine par ses instructions vivantes et  vocales, l’autre14 par des exemples louables. J’entends et veux que tu apprennes les langues parfaitement : d’abord la grecque, comme le veut Quintilien15. Puis, la latine. Puis l’hébraïque pour l’Écriture sainte, ainsi que la chaldaïque16 et l’arabe. Et que tu formes ton style pour la Grec, à l’imitation de Platon, et pour la latine, de Cicéron. Qu’il n’y ait d’histoire que tu n’aies présente à la mémoire, à quoi t’aidera la cosmographie17.Les arts libéraux: géométrie, arithmétique, musique, je t’en ai donné le goût quand tu étais encore petit, vers tes cinq six ans. Continue le reste ; et sache tous les canons18 d’astronomie; laisse l’astrologie divinatrice et l’art de Lullius, abus etvanités19.Du droit civil, je veux que tu saches par cœur les beaux textes et que tu les rapproches de la philosophie.

Quant à la connaissance des sciences naturelles, je veux que tu t’y adonnes avec zèle ; qu’il n’y ait mer, rivière ni fontaine, dont tu ne connaisses les poissons, tous les oiseaux de l’air, tous les arbres, arbustes et fruitiers des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les matériaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries d’Orient et de l’Afrique: que rien ne te soit inconnu.

Puis avec soin, relis les livres des médecins : grecs, arabes, latins, sans mépriser les talmudistes et cabalistes20 ; et, par de fréquentes dissections, acquiers la parfaite connaissance de ce second monde qu’est l’homme21. Et, pendant quelques heures de chaque jour, commence à apprendre les Saintes Écritures : d’abord le Nouveau Testament en Grec, et les Épîtres des Apôtres, puis en Hébreu L’Ancien Testament. En somme, que je vois un abîme de science. Car maintenant que tu te fais grand et que tu  deviens un homme, il te faudra sortir de cette tranquillité et de ce repos consacré aux études, et apprendre la chevalerie et les armes, pour défendre ma maison et secourir nos amis dans leurs débats contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu essaies de tester combien tu as profité : ce que tu ne saurais mieux faire qu’en soutenant des thèses publiquement sur toutes choses, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés qui sont à Paris et ailleurs.

Mais parce que, selon le sage Salomon22, sagesse n’entre pas dans une âme mauvaise, et que science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te faut servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en lui toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par une foi orientée par la charité, lui être uni au point que tu n’en sois jamais séparé par le péché. Tiens pour suspects les abus du monde, et ne mets pas ton cœur aux choses vaines : car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable à ton prochain, quel qu’il soit,  et aime le comme toi-même. Révère tes précepteurs. Fuis les rencontres des gens auxquels tu ne veux plus ressembler. Et les grâces que Dieu t’a données, ne les reçois pas en vain. Et quand tu verras que tu as acquis tout le savoir de par-delà23, reviens-t’en vers moi, afin que je te voie et donne ma bénédiction avant de mourir.

Mon fils, la paix et grâce du Seigneur soit avec toi. Amen.

D’Utopie, ce 17 mars,

ton père,

GARGANTUA

François Rabelais, Pantagruel, chap. VIII, 1532,

Traduit en français moderne par Marie-Madeleine Fragonard


1. peuple germanique du Moyen-Âge

2. par rapport au Moyen-Âge, pendant lequel de nombreuses connaissances antiques avaient disparues

3. livres imprimés

4. Platon est un philosophe grec, Cicéron un homme politique, Papinien un juriste romain

5. raffiné

6. Minerve : déesse de la sagesse, des sciences et des arts

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