Slang, argot, cliché : éradiquer les habitudes de langage
Analyse sectorielle : Slang, argot, cliché : éradiquer les habitudes de langage. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar trolllllll • 1 Février 2015 • Analyse sectorielle • 2 162 Mots (9 Pages) • 931 Vues
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LE MONDE | 18.03.2005 à 17h54 • Mis à jour le 19.03.2005 à 15h27 | Par Frédéric Potet
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La phrase a jailli mécaniquement. C'était il y a deux mois, à Grenoble. Sihem, 14 ans, venait d'intégrer l'Espace adolescents, une structure d'accueil visant à rescolariser des jeunes de 14 à 21 ans en rupture de scolarité ou aux portes de la délinquance. Ce jour-là, la jeune fille butait sur un exercice. "Je suis trop une Celte !", s'est-elle alors exclamée. Interloqué, Antoine Gentil, son professeur, lui a demandé ce qu'elle voulait dire par "Celte" ? Et Sihem d'expliquer que, dans sa cité, le quartier de la Villeneuve, à Grenoble, ce mot était couramment utilisé pour désigner un (e) imbécile. Pourquoi et comment, à supposer qu'il soit orthographié de la même façon, a-t-il été détourné de son sens ? Sihem l'ignore. L'adolescente sait seulement qu'elle ne prononce plus beaucoup cette expression, en tout cas plus en classe. Elle veut "réussir dans la vie et avoir un métier" et espère reprendre bientôt une scolarité normale, commencer une formation, faire des stages. "Pour cela, il faut que j'apprenne à bien parler", reconnaît-elle.
L'Espace adolescents de Grenoble, placé sous la tutelle du Comité dauphinois d'action socio-éducative (Codase), met justement l'accent sur le réapprentissage du langage. La plupart des adolescents qui arrivent ici présentent des difficultés avec la langue française, à laquelle ils ont substitué une langue " des cités " souvent comprise d'eux seuls. " Nous essayons de les en détacher, le plus souvent par l'entremise de jeux, explique Marie-France Caillat, éducatrice au sein de la structure. A chaque fois, par exemple, qu'un jeune emploie l'expression "sur la vie de ma mère", nous prononçons immédiatement devant lui le prénom de sa mère, ce qui a pour effet de le déstabiliser. Quand un autre lance "sur le Coran" à la manière d'un juron, nous lui faisons reprendre sa phrase en remplaçant "Coran" par "canard". On arrive, comme ça, à faire changer leurs habitudes linguistiques. Mais ce n'est pas simple. Ces jeunes donnent l'impression d'être de véritables friches. On dirait que rien n'a été cultivé chez eux, qu'ils se sont constitués tout seuls. "
Les enseignants et les éducateurs qui cohabitent dans cet établissement ne s'appliqueraient pas à sevrer ces jeunes de leur langage si celui-ci n'était pas devenu trop " encombrant " en dehors de leurs quartiers. Qu'on l'appelle " argot des cités ", " parler banlieue " ou " langage des jeunes ", ce jargon a été beaucoup étudié " culturellement ". Des chercheurs ont décrypté sa structure, décortiqué son vocabulaire, répertorié ses emprunts aux langues des communautés immigrées. Des artistes en ont fait un sujet en tant que tel, comme le réalisateur Abdellatif Kechiche avec L'Esquive, grand vainqueur de la dernière cérémonie des Césars. Bernard Pivot a glissé des " meufs " dans une de ses dictées. Les dictionnaires ont même ouvert leurs pages à certains de ses mots, comme teuf, keum, keuf ou beur (et beurette), également tirés du verlan.
N'était-ce pas oublier que ce langage, généralement débité à toute vitesse et sans beaucoup articuler, se heurte aussi à une autre réalité : celle du monde extérieur et de la vie de tous les jours ? Pas simple de chercher du travail, d'ouvrir un compte en banque ou de s'inscrire à la Sécurité sociale quand on ne possède que " 350 à 400 mots, alors que nous en utilisons, nous, 2 500 ", estime ainsi le linguiste Alain Bentolila, pour qui cette langue est d'une " pauvreté " absolue. " Je veux bien qu'on s'émerveille sur ce matériau linguistique, certes intéressant, mais on ne peut pas dire : "Quelle chance ont ces jeunes de parler cette langue !", objecte ce professeur de linguistique à la Sorbonne. Dans tout usage linguistique, il existe un principe d'économie qui consiste à dépenser en fonction de ce qu'on attend. Si je suis dans une situation où l'autre sait quasiment tout ce que je sais, les dépenses que je vais faire vont être minimes. En fait, "ça va sans dire". Et si "ça va sans dire", pourquoi les mots ? Cette langue est une langue de proximité, une langue du ghetto. Elle est parlée par des jeunes qui sont obligés d'être là et qui partagent les mêmes anxiétés, les mêmes manques, la même exclusion, le même vide. " Selon lui, " entre 12 % et 15% de la population jeune " utiliserait aujourd'hui exclusivement ce langage des " ticés " (cités).
Dans l'agglomération grenobloise, " un bon tiers des 800 jeunes que nous suivons sont confrontés à des problèmes d'expression, témoigne Monique Berthet, la directrice du service de prévention spécialisée du Codase. Et plus ça va, plus leur vocabulaire diminue. On voit souvent, dans nos structures, un jeune prendre le téléphone et demander abruptement : "Allô ?... C'est pour un stage." A l'autre bout du fil, la personne doit alors deviner que son interlocuteur est un élève de troisième et qu'il sollicite un stage de découverte. " Convaincre des jeunes de renoncer à leur argot, comme on le fait à Grenoble, relève du défi. " Ils sont très réticents quand on leur propose de revenir au b.a.-ba du français. Il arrive même qu'ils nous jettent leur cahier à la figure, raconte Aziz Sahiri, conseiller technique au Codase et ancien adjoint au maire de Grenoble en charge de la prévention de la délinquance (1989-1995). Pour eux, parler bien ou mal, c'est anecdotique. On se doit pourtant de les convaincre qu'il n'y pas d'autre choix que de posséder le code commun général. C'est le seul moyen, pour eux, de sortir de leur condition. Ils sont condamnés à parler le français commun. Et leur peine, c'est l'école. "
Est-ce un hasard si des spécialistes en prévention de la délinquance s'intéressent autant à cette " fracture linguistique " ? De la carence orale
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