L'attaque verbale
Dissertation : L'attaque verbale. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar dissertation • 1 Avril 2012 • Dissertation • 1 269 Mots (6 Pages) • 1 690 Vues
Attaque verbale, l’injure défie les règles de la bienséance et peut faire l’objet d’une plainte juridique. Visant à blesser, elle déshumanise l’adversaire en brisant les tabous. Il s’agit de réduire l’autre à l’impuissance, de le rejeter en lui exprimant son dégoût en termes brutaux, de sexe ou de scatologie, le choix du gros mot ou de l’argot renforçant la violence de l’attaque. L’injure est la langue privilégiée du pamphlet. Or l’injure fait partie intégrante de l’écriture célinienne, à commencer par les romans. Céline renouvelle ainsi le genre littéraire en cherchant à transposer la langue parlée dans l’écrit et à communiquer l’émotion du narrateur face à une humanité malfaisante. Dès Voyage au bout de la nuit, il s’agit de «tout dire» et de raconter «comment les hommes sont vaches» (Voyage, 25) (1). L’agressivité régit la communication, et, le plus souvent, une ou plusieurs scènes de dispute sont nécessaires avant que s’enclenche le récit. Il y a chez Céline un plaisir de l’agressivité verbale qui est aussi celui de jouer avec les mots et avec l’allocutaire.
Conformément au code injurieux traditionnel, «couillon» et «vache» représentent dans Voyage au bout de la nuit de véritables tics de langage ; s’ajoutent «salaud» et tous ses dérivés, ainsi que «garce». Mais le lexique célinien va au-delà. Ainsi, dans Casse-pipe, la nouvelle recrue, un engagé volontaire, arrivé de plus en retard, subit toute la dépréciation attachée à la matière défécatoire : «la maudite chiure», «la merdure», «chiasse de mouche» ; on ne peut la sentir, elle «pue» ; c’est un «ours» qui «cogne abominable», «fait dégueuler», «un sagouin» qui empêche de «respirer», elle «boucane», «foisonne» ; dans le monde viril qu’est le monde militaire, le bleu est verbalement sodomisé : «l’empaffé», «saloperie fiote», «l’enculeux bleusaille». Céline, on le voit, puise dans le lexique usuel de l’injure, mais il surprend par l’art de varier les termes, y compris ceux qui ont trait aux tabous sexuels et scatologiques. De plus, la dérivation néologique (merdure, enculeux) lui permet de créer des injures originales en soulignant l’émotivité et la créativité de l’insulteur. Un procédé qui s’intensifie au cours de l’œuvre d’après-guerre, qui fourmille de néologismes ou de mots-valises injurieux : tels «trouducteur», «troulecteurs» et ce salut franco-latin «blablalecteursave», ou encore «Oberbefehlsuperflick», qui désigne le chef de la police allemande (D’un château l’autre, 175).
Tout lexème est appelé chez l’auteur à servir d’injure, créant l’effet de surprise : après les injures traditionnelles, la métaphore végétale innocente désarçonne l’adversaire : «Coloquintes ! volubilis ! hé ! clématites !», «“Clématites” les déconcerte… ils savent plus… tout d’un coup» (D’un château l’autre, 87). Le florilège des injures céliniennes dépasse le lexique habituel, et certaines semblent préfigurer celles du capitaine Haddock d’Hergé. Mentionnons encore la fréquence de la déformation onomastique ; ainsi «Tartre» pour Sartre ; les surnoms injurieux : dans la trilogie, «Dur de mèche» pour Malraux, «Buste à pattes» pour Montherlant, «mon mac Ben Achille» pour son éditeur, «la Revue Ponctuelle d’Emmerderie» pour La NRF de Paulhan, dit «Loukoum», tandis que le narrateur réprouvé est «l’étron des Pléiades».
Par-delà l’ingéniosité lexicale, Céline soumet l’injure au travail de son style, de sa rhétorique et de sa syntaxe. Il faut, dit-il dans une interview, monter l’injure en «un édifice […] une architecture» ; d’autre part, l’emploi de l’argot doit rester mesuré. À ses lecteurs fictifs qui lui reprochent ses «merdes» et ses «grossièretés», il rétorque : «Faut les placer ! Essayez donc ! Chie pas juste qui veut ! Ça serait trop commode !» (Guignol’s Band, 84).
Un contexte particulier confère une valeur littéraire à l’injure. L’homme dans Voyage est «cocu d’infini», «couillon de la vie» parmi les «couillons voteurs et drapeautiques». Alliance de mots impropre et néologisme adjectival renforcent la singularité de l’injure. L’oxymore crée un effet de surprise ironique, telles ces formes superlatives, «Crème d’ordure», «Beauté du Bagne», ou encore l’association
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