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Commentaire Dame Cachet

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Par   •  10 Octobre 2017  •  Commentaire d'arrêt  •  5 127 Mots (21 Pages)  •  1 612 Vues

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Recueil Dalloz


Recueil Dalloz 1998 p.202

Haro sur la jurisprudence Dame Cachet - Ville de Bagneux ! Et après ?

Jean-François Brisson

 

La sécurité juridique s'oppose à ce que des situations de droit puissent être remises en cause indéfiniment. Elle est, écrivait Roubier, « la première valeur sociale à atteindre »[pic 1](1).

Le Conseil d'Etat a eu l'occasion de le rappeler dans son rapport public pour 1991 où il stigmatisait à l'envi les dérèglements de notre système normatif, la prolifération des textes et la dégradation de la norme.

Dans le souci de garantir la pérennité dans le temps des situations individuelles légitimes, la jurisprudence administrative a ainsi interdit le retrait des décisions individuelles légales
[pic 2](2). Depuis les arrêts Blanc du 16 févr. 1912[pic 3](3) et Dame Cachet du 3 nov. 1922[pic 4](4), seule l'illégalité d'une décision individuelle peut en droit justifier que l'Administration remette en cause - et encore sous condition de délai - les droits acquis par les particuliers.

Les mérites de la jurisprudence administrative ne doivent toutefois pas être exagérés. La règle historique selon laquelle même un acte administratif irrégulier doit pouvoir donner naissance à une situation juridique stable n'a pas cessé de tourmenter le juge administratif au point d'être progressivement perdue de vue. L'excessive sacralisation du principe de légalité fait que les droits des administrés s'effacent trop souvent et anormalement derrière les pouvoirs de l'Administration.

L'une de ces solutions connues pour être parmi les plus attentatoires à la stabilité des situations juridiques individuelles est l'arrêt d'assemblée
Ville de Bagneux du 6 mai 1966[pic 5](5). Le Conseil d'Etat avait jugé en l'espèce que dès lors qu'un acte individuel créateur de droits est susceptible d'intéresser des tiers, l'Administration conserve à tout moment la faculté de le retirer en raison de son illégalité tant que sa publication n'a pas été réalisée[pic 6](6).

Cette solution est aujourd'hui en passe d'être abandonnée. L'heureux présage nous vient de l'intérieur même du Conseil d'Etat
[pic 7](7).

L'arrêt
Mme de Laubier du 24 oct. 1997 en serait le signe annonciateur. L'assemblée du Conseil d'Etat y juge que le secrétaire d'Etat aux Anciens combattants n'était plus en droit le 4 janv. 1989 de retirer de sa propre initiative l'arrêté du 26 févr. 1988 par lequel il avait procédé au reclassement de Mme de Laubier en prenant en compte, pour le calcul de son ancienneté, la totalité de la durée des services qu'elle avait accomplis avant sa prise de fonction à l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre, dès lors que le délai de deux mois à partir de la notification de ladite décision était expiré. Le Conseil d'Etat refuse ainsi à l'Administration de tirer argument de ce que la décision dont bénéficiait la requérante était encore susceptible d'un recours devant le juge administratif : faute que la notification où manquaient les mentions prévues à l'article R. 104 c. trib. adm. (dans sa rédaction issue du décret du 28 nov. 1983) ait fait courir le délai de recours.

Décidant que le retrait n'est plus possible alors qu'en l'espèce la décision est encore susceptible de faire l'objet d'un recours juridictionnel, l'arrêt
Mme Laubier est venu rompre avec la logique d'assimilation du délai de retrait et du délai de recours qui prévalait jusqu'alors. C'est en quelque sorte la poutre maîtresse du dispositif jurisprudentiel qui vient de céder. La redéfinition des conditions de mise en oeuvre dans le temps du retrait administratif ne pourra ainsi faire l'économie d'une réflexion d'ensemble sur le fondement - jamais vraiment élucidé - du pouvoir de retrait reconnu aux autorités administratives.

Plus que jamais s'impose la distinction du retrait d'office à l'initiative de l'Administration et du retrait provoqué par la demande d'un particulier dans le cadre d'un recours gracieux ou hiérarchique ; mais à ce jour la jurisprudence s'y est toujours refusée.

I. - Le découplage du délai de retrait et du délai de recours contentieux


Les inconvénients de la jurisprudence
Ville de Bagneux sont connus, il n'est pas besoin d'y revenir longuement.

Afin de maintenir l'unité de sa construction intellectuelle, le Conseil d'Etat a opté pour une application « aveugle »
[pic 8](8) de la jurisprudence Dame Cachet : quelles que soient les circonstances de l'espèce, les délais de retrait et de recours contentieux expirent à la même date. Sous le seul prétexte que le recours contentieux est encore ouvert, l'Administration se voit attribuer une faculté à peu près illimitée de retrait ; alors même que la non-publication est de son fait.

Certes l'Administration dispose ainsi de la possibilité de mettre un terme aux conséquences toujours fâcheuses de l'exécution des décisions illégales. Mieux vaut, observait Guy Braibant, « un retrait rapide... qu'une annulation contentieuse tardive »
[pic 9](9). Toutefois, l'on peut se demander avec Marcel Waline si l'inconvénient du maintien d'un acte illégal n'est pas finalement moindre que la remise en cause perpétuelle des situations créées[pic 10](10). « Le retrait à toute époque, avait d'ailleurs martelé Rivet en 1922, ne saurait être admis ».

D'autant que c'est dans de nombreux cas que les décisions sont notifiées à un cercle de personnes moins large que les intéressés éventuels. De sorte qu'une possibilité indéfinie de retrait est reconnue à l'Administration dans des matières très diverses telles que le retrait d'une licence de pilote professionnel
[pic 11](11), le retrait d'un certificat d'urbanisme[pic 12](12), celui d'une inscription sur une liste d'aptitude[pic 13](13), ou encore le retrait d'une autorisation de concourir[pic 14](14).

La construction jurisprudentielle s'avère d'autant plus artificielle que, dans les différents cas où elle a eu à s'appliquer, les décisions en cause n'avaient fait l'objet d'aucune contestation auprès de l'Administration par des tiers intéressés. On est donc loin de l'idée de protection des droits des tiers qu'invoquait en 1966 le commissaire du Gouvernement Braibant.

Au demeurant, cette solution consistant à assimiler la situation de l'Administration à celle des tiers est illogique. Le juge administratif « raisonne en matière de retrait comme si celle-ci [l'autorité compétente] ignorait ses propres décisions » et en tire la conclusion que « le délai ne court pas à son encontre »
[pic 15](15).

Dès lors peut-on légitimement suspecter que le libéralisme du juge, par-delà des tiers virtuels traités avec indulgence, s'adresse à l'Administration, pourvue du même coup d'une faculté de retrait étendue d'une manière inespérée. Et une partie de la doctrine de voir dans l'arrêt
Ville de Bagneux « une nouvelle illustration concrète du privilège de juridiction »[pic 16](16) dont l'Administration bénéficie.

L'arrêt
Mme de Laubier soulève une question inconnue en 1966 ; mais qui a le mérite trente ans plus tard de mettre en lumière la perversité de la jurisprudence Ville de Bagneux.

Avec le décret du 28 nov. 1983, le point de départ du délai de recours a en effet cessé de correspondre à l'alternative classique notification-publication. A l'information sur la décision qui est la fonction classique de la publicité, le décret ajoute l'information autour de la décision par la mention des délais et des voies de recours ; et son art. 9 de transposer aux nouvelles obligations d'information la sanction traditionnelle des règles de publicité : « les délais de recours ne sont opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés ainsi que les voies de recours dans la notification de la décision ». C'est dire que l'inopposabilité du délai de recours couvre désormais une série d'hypothèses insusceptibles de justifier de quelque manière que ce soit la prolongation dans le temps du pouvoir de retrait des autorités administratives, sauf à vider le principe d'intangibilité de l'essentiel de sa substance.

Le simple bon sens explique que le juge ait choisi d'écarter sa jurisprudence habituelle. Toute autre solution aurait permis à l'Administration de tirer profit contre les administrés de dispositions qui entendent mieux les protéger.

Curieux destin que celui du décret du 28 nov. 1983. Avatar d'une réforme de plus grande ampleur, ce texte reprend un certain nombre de solutions jurisprudentielles déjà acquises. Critiqué pour ses maladresses de rédaction et ses innovations intempestives dont en particulier la généralisation de l'inopposabilité des délais de recours, jugée à juste titre comme aussi contraire que possible à l'intérêt général en raison des possibilités indéfinies de contestation qu'elle ouvre
[pic 17](17), voila qu'aujourd'hui ce texte sert la protection des administrés contre l'Administration sur le terrain où on l'attendait le moins, à savoir la cristallisation dans le temps des situations juridiques.

La chose est entendue : le découplage est inévitable... Le délai de retrait ne peut être systématiquement calqué sur le délai de recours. Son point de départ doit pouvoir varier selon la structure du litige. La jurisprudence
Ville de Bagneux n'a donc pas l'avantage de la « simplicité » ni de la « logique » pas plus que « le mérite de maintenir l'unité » du système comme se plaisait pourtant à le souligner Guy Braibant.

L'heure est venue pour le Conseil d'Etat, comme l'y invitent déjà certains de ses membres
[pic 18](18), de remettre à plat la théorie jurisprudentielle du retrait. A cet égard, l'insistance inaccoutumée avec laquelle l'arrêt Mme de Laubier prend soin de relever que la mesure de retrait incriminée a été prise sur la seule « initiative de l'Administration » ouvre d'intéressantes perspectives.

II. - Vers la distinction du retrait exercé d'office et du retrait exercé sur le recours d'un administré ?


La dialectique des principes de légalité et de sécurité juridique ne peut donner lieu - l'évolution de la jurisprudence l'atteste - qu'à des compromis par définition insatisfaisants. Après l'expiration du délai de deux mois suivant la notification de l'acte créateur de droits, seule la garantie des droits des tiers lésés peut faire pencher la balance du côté de la légalité : leur propre sécurité juridique justifie qu'ils disposent des moyens pour assurer la sauvegarde de leurs droits légitimes et par ricochet de la règle de droit objective.

Ces quelques considérations doivent guider l'exercice dans le temps du pouvoir de retrait. La solution qui a notre préférence, fondée sur le droit des tiers à former un recours administratif, consisterait à n'autoriser le retrait au-delà des deux mois suivant la notification de l'acte à l'intéressé qu'en cas de recours administratif émanant d'un tiers invoquant la violation d'un intérêt personnel (ou collectif s'il s'agit d'un groupement)
[pic 19](19). Selon ce schéma, le délai de retrait ne courrait à l'encontre des tiers qu'en cas de publication ; mais au contraire courrait à l'encontre de l'Administration dès la notification de l'acte à l'intéressé. La section du contentieux l'avait admis avant 1966 notamment dans l'arrêt Tettelin du 22 avr. 1932[pic 20](20).

L'erreur d'aiguillage du 6 mai 1966 explique ce qui pourrait paraître comme un retour en arrière : il s'agit en fait de rétablir l'équilibre initial de l'arrêt
Dame Cachet, conformément d'ailleurs aux objectifs affichés par la jurisprudence Ville de Bagneux pour laquelle, rappelons-le, la suppression de fait de la condition de délai s'expliquait par la volonté d'offrir aux tiers intéressés une garantie contre les risques d'une expiration clandestine du délai contentieux.

L'exercice du retrait serait ainsi découpé en trois périodes. Premier temps, l'Administration a la faculté dans le délai de deux mois qui suit la notification de l'acte de procéder au retrait. A l'expiration du délai de deux mois (deuxième temps), l'Administration perd en principe toute faculté de retrait. Sauf si un particulier exerce un recours devant l'Administration (troisième temps), dans ce cas le pouvoir de retrait renaît mais dans le cadre exclusif du recours préalable conformément à l'esprit de l'arrêt
Dame Cachet qui disposait déjà que le retrait ne peut intervenir après l'expiration du délai contentieux « que dans les limites où l'annulation a été demandée par le requérant sans pouvoir porter atteinte aux droits définitivement acquis par la partie de la décision qui n'a, dans les délais, été ni attaquée ni rapportée ».

Admettre pareil découpage dans le temps du retrait suppose d'abandonner certaines vues traditionnelles propres au contentieux administratif français.

1) Rompre d'abord avec la logique d'alignement des pouvoirs de l'Administration sur ceux du juge développée depuis l'arrêt
Dame Cachet. A l'instar des conclusions Rivet, l'actuelle jurisprudence confond trois situations qu'il conviendrait à notre sens de mieux distinguer :

- Le retrait est décidé alors qu'une affaire est pendante devant la juridiction administrative.

- Le retrait est décidé à la suite d'un recours administratif formé par un tiers.

- Le retrait est prononcé d'office à l'initiative de l'Administration.

De ces trois cas de figure, le premier est sans doute le plus problématique. La lecture des conclusions Rivet laisse à penser que c'est l'hypothèse qui pourtant était privilégiée par le commissaire du Gouvernement pour légitimer le retrait des actes créateurs de droits. Et c'est en quelque sorte mécaniquement que le Conseil d'Etat avait étendu le régime de la jurisprudence
Tettelin de 1932 aux actes visés par un recours juridictionnel[pic 21](21).

Les justifications de la compétence administrative sont connues : permettre à l'Administration de devancer l'intervention du juge et donc échapper à une condamnation juridictionnelle alors qu'elle reconnaît elle-même le bien-fondé du recours.

Faut-il renoncer dans ce cas de figure à l'exercice illimité du pouvoir de retrait découlant de l'alignement du délai de retrait sur le délai de recours ? La question peut assurément surprendre. Pourquoi en effet priver l'Administration de la possibilité de retirer un acte illégal alors que son annulation future par le juge paraît certaine ? Précisément parce qu'au moment où l'Administration se prononce, l'annulation par le juge n'est jamais certaine. Le point de vue contentieux qui caractérise souvent l'approche des questions de procédure administrative en doctrine joue à nouveau ici le rôle d'un « prisme déformant »
[pic 22](22). Dire que la décision sera annulée, c'est supposer résolue par avance la question de sa légalité. Or seul le juge peut trancher définitivement cette question. Au final, c'est la mesure de retrait elle-même qui peut s'avérer illégale. Le risque est donc de générer sur le tard un nouveau contentieux.

C'est dire que les considérations de politique jurisprudentielle traditionnellement avancées pour justifier la possibilité de retrait offerte à l'Administration sont faibles. La théorie n'offre non plus à la solution classique aucun secours. Comment justifier en effet qu'un recours adressé au juge ait des effets sur les pouvoirs de l'Administration ? Ce n'est pas l'Administration qui est saisie mais le juge qui est invité à trancher le litige. Si l'on veut voir absolument dans la théorie du retrait une réminiscence de la juridiction ministérielle, c'est sans doute ici - et uniquement - que l'on doit faire le constat « d'une transposition du recours pour excès de pouvoir entre les mains de l'Administration elle-même »
[pic 23](23). Dans la mesure où l'Administration n'est saisie d'aucun recours, il faut voir dans ce premier cas de figure qu'une illustration particulière de l'exercice d'office du pouvoir de retrait.

2) Distinguer ensuite entre les compétences de l'Administration selon que le retrait est prononcé d'office à l'initiative exclusive de l'autorité compétente ou au contraire sur le recours gracieux ou hiérarchique d'un tiers. La dissociation du délai de retrait ne peut trouver d'autre justification théorique que dans la dualité du pouvoir de retrait. Le retrait, s'il constitue une modalité unique de contrôle des actes de l'Administration, repose en effet sur des fondements spécifiques selon qu'il est mis en oeuvre d'office ou sur recours.

La dualité du pouvoir de retrait était en germe dans les décrets dits « de décentralisation » du 25 mars 1852. Ce texte présenté par Romieu
[pic 24](24) comme le fondement moderne du pouvoir d'annulation (c'est-à-dire de retrait) du supérieur hiérarchique, distinguait selon que le ministre statuait d'office ou sur la réclamation d'un administré. Dans ce dernier cas uniquement, le ministre pouvait se fonder sur des raisons d'opportunité pour retirer la décision du préfet mais toujours dans le sens demandé par l'auteur du recours[pic 25](25).

Par la suite, la jurisprudence avec l'assentiment quasi général de la doctrine va nier la spécificité des recours administratifs. La chose est particulièrement patente en matière de retrait des actes administratifs. Le plus souvent, alors que l'affaire est venue devant le juge à la suite du recours devant l'Administration, soit de l'intéressé, soit d'un tiers, l'arrêt va négliger de prendre en compte l'existence de ce recours et raisonner en terme global comme si l'Administration avait statué d'office. Les grands arrêts
Dame Cachet et Ville de Bagneux sont particulièrement topiques de ce type de raisonnement.

C'est là une posture intellectuelle - la disqualification juridique des recours administratifs - qui n'est pas propre à la question du retrait des actes administratifs
[pic 26](26). Le constat en a été établi dès 1955 par le doyen Jean-Marie Auby qui déplorait que le recours administratif ne constitue en droit français « qu'une demande adressée à l'Administration en vue de l'inciter à mettre en oeuvre une compétence qui aurait pu s'exercer d'office »[pic 27](27). Le recours préalable constitue un procédé parmi d'autres de « l'auto-contrôle »[pic 28](28) de l'Administration : l'accessoire et non le fondement du pouvoir de retrait.

Cette situation s'explique d'abord par l'ambiguïté conceptuelle entourant la notion de recours administratif mais aussi et surtout par la jurisprudence du Conseil d'Etat qui s'est attachée depuis l'abandon de la théorie du ministre-juge à confisquer à son seul profit le monopole théorique du contentieux administratif.

Or, comme l'avait vu M. Hauriou, « sous les formes juridiques distinctes des recours administratifs et juridictionnels se cache une seule et même réalité qui est le droit de réclamation contentieuse des administrés »
[pic 29](29). Les administrateurs actifs tranchent en effet eux aussi des litiges contentieux : c'est le cas chaque fois qu'ils sont amenés à examiner des réclamations fondées sur des moyens de légalité et que le droit leur offre le pouvoir de vider la contestation[pic 30](30). Il faut l'admettre la fonction juridictionnelle définie sur la base de critères organiques restrictifs n'est qu'une modalité possible d'exercice de la fonction contentieuse qui peut également être assurée par l'Administration elle-même[pic 31](31).

Le retrait d'office obéit à une logique interne à l'Administration. Il correspond à une sorte de pouvoir d'auto-correction justifié par des considérations de bonne administration qui consistent à reconnaître à l'Administration le droit de se tromper. Toutefois le droit reconnu à l'Administration de corriger ses propres illégalités se doit d'être soigneusement encadré et strictement limité au moins dans le temps. Le principe de légalité, les impératifs de bonne administration ne suffisent pas à justifier qu'il soit porté atteinte de manière inconsidéré au principe d'intangibilité des situations individuelles créées par l'Administration. La loi contre les droits, la loi cède. La limitation dans le temps du retrait d'office dans les deux mois qui suivent la notification de la décision serait en outre conforme à l'esprit de l'arrêt
Dame Cachet animé par la volonté de clore rapidement la période d'incertitude des actes créateurs de droits.

Au contraire quand l'Administration est saisie du recours d'un tiers, l'autorité appelée à statuer sur le recours se trouve placée au sein d'une relation triangulaire. Aux droits du bénéficiaire de la mesure s'oppose ceux du tiers lésé par l'acte administratif dont il réclame le retrait, l'intangibilité des droits acquis s'impose avec moins de force. Droits contre droits, la loi l'emporte. A l'illégalité initiale (à défaut le retrait est impossible) s'ajoute en quelque sorte la défense des droits des tiers et l'Administration doit pouvoir alors, par la mise en oeuvre de son pouvoir de retrait, sous le contrôle éventuel du juge, exercer une sorte de pouvoir d'arbitrage entre les prétentions opposées des particuliers et le cas échéant rétablir le tiers dans ses droits.

Cette fonction d'arbitrage ne correspond pas à la survivance d'une quelconque « logique du ministre-juge »
[pic 32](32) : elle est l'expression naturelle de la fonction contentieuse des autorités administratives dès lors qu'elles ont à statuer sur les réclamations des particuliers appuyées sur des moyens de droit. Sous cet angle, l'exercice du pouvoir de retrait doit être plus largement admis.

L'inconvénient de cette solution est qu'elle laisse encore planer sur l'acte créateur de droits une menace indéfinie de retrait. En effet, le délai de recours administratif est en principe calqué sur le délai du recours juridictionnel.

On pourrait songer d'abord à ce que le retrait même sur recours ne soit ouvert que dans un certain délai. Il a été proposé d'enfermer le recours administratif des tiers dans le délai de deux mois dont dispose l'Administration pour exercer d'office le retrait
[pic 33](33). Les dangers d'une telle solution méritent à peine d'être soulignés. D'un point de vue pratique, la brièveté du délai conjuguée à l'absence d'information des tiers revient à leur interdire purement et simplement la possibilité de former un recours préalable. D'un point de vue théorique : une symétrie chasse l'autre. Certes le délai de retrait n'est plus calqué sur le délai contentieux, mais ce serait le délai de recours administratif préalable qui se trouverait désormais aligné sur le nouveau délai de retrait d'office. Non seulement cette articulation reproduirait - cette fois à front renversé - la logique de l'arrêt Ville de Bagneux enchaînant la situation du tiers à celle de l'Administration, mais en outre elle porterait gravement atteinte à l'une des règles les mieux établies du contentieux administratif : la garantie consacrée depuis l'arrêt Bansais de 1881 de l'articulation dans le temps des recours administratif et juridictionnel[pic 34](34) : le recours administratif serait fermé et le recours juridictionnel seul possible. A l'heure où notre droit cherche à développer les modes alternatifs de règlement des litiges, l'inopportunité d'une telle solution apparaît incontestable.

Plus intéressante est la solution qui consiste à restreindre les possibilités de recours administratifs et plus précisément d'en limiter les conditions de recevabilité. Dans la perspective de l'abandon de la jurisprudence
Ville de Bagneux, le recours ne doit pouvoir être intenté que par une personne y ayant un intérêt particulier ; au risque sinon de voir l'Administration contourner la limitation dans le temps du pouvoir de retrait en « suscitant de faux recours ». Ce verrou supplémentaire, s'il sert la sécurité des situations juridiques, est conforme à la fois à la logique des droits acquis et de la fonction contentieuse des recours administratifs. Il conviendra donc ici d'abandonner la solution retenue par l'arrêt de section du 23 nov. 1962, Assoc. des anciens élèves de l'institut commercial de Nancy, où le Conseil d'Etat avait jugé que le délai de retrait est prolongé « sans qu'il y ait lieu de rechercher si l'auteur du recours gracieux... avait qualité pour former un tel recours »[pic 35](35).

La justification de cet arrêt n'est guère plus convaincante que celle de l'arrêt
Ville de Bagneux. Elle participe d'ailleurs du même type d'artifice. En l'espèce, le Conseil d'Etat explique la prorogation du délai de retrait par la possibilité offerte à l'Administration de devancer l'annulation éventuelle de l'acte par le juge. Mais la Haute juridiction feint en même temps d'ignorer que le juge administratif ne peut être saisi d'un recours juridictionnel que dans la mesure où le requérant justifie d'un intérêt à agir. La solution retenue profite exclusivement à l'Administration. Effectivement, si l'auteur du recours n'a pas qualité à agir, l'autorité compétente pourra rejeter le préalable sans que le juge, saisi de la décision de rejet, n'ait d'autre solution que de lui opposer une fin de non-recevoir. Au contraire, si elle souhaite bénéficier d'une prolongation du délai de retrait, l'Administration pourra profiter voire même provoquer la démarche d'un administré qui, mû par aucun intérêt personnel, n'aura d'autres préoccupations que la malveillance. C'est ainsi une possibilité supplémentaire de retrait dans le temps, privée de toute justification précontentieuse, qui est reconnue à l'Administration.

La logique contentieuse des recours administratifs exige donc de se départir de la conception du recours-pétition qui anime la jurisprudence traditionnelle. Si le recours préalable est une véritable démarche contentieuse qui retentit sur l'exercice des pouvoirs de l'Administration - et aussi sur les garanties de la procédure administrative -, il ne saurait être question de faire découler des effets juridiques de n'importe quelle plainte exercée par n'importe quel requérant exerçant. De la même manière que le recours préalable doit être formé dans le délai contentieux et soulever des questions de légalité, il convient de ne réserver la prolongation du délai de retrait qu'aux seuls administrés mus par un intérêt personnel ; et dont le recours en cas de rejet est en mesure d'être poursuivi devant le juge. L'esprit de prévention du contentieux qui animait la jurisprudence
Dame Cachet n'en sera que mieux défendu.

Cette idée aussi a été contestée
[pic 36](36). L'Administration « n'aurait pas les compétences juridiques... ni les éléments matériels » pour se prononcer sur la recevabilité du recours qui « peut rester incertaine jusqu'à la décision du juge ou au moins jusqu'à la clôture de l'instruction ». Une telle objection serait valable si l'Administration devait se livrer à un préexamen de la recevabilité du recours juridictionnel. Or cela n'aurait à l'évidence aucun sens puisque le recours au juge n'est qu'hypothétique à la date où l'Administration statue sur le recours préalable. Ce que l'on peut attendre par contre de l'Administration, c'est de vérifier si le recours, dont elle est saisie, a en cas de rejet des chances raisonnables d'être poursuivi devant le juge ; et donc essentiellement d'apprécier si le requérant présente qualité et intérêt à agir au vu des exigences jurisprudentielles. Toutes choses qui exigeront de l'Administration - on en conviendra aisément - une expertise juridique moindre que celle lui est demandée par exemple pour se prononcer sur le caractère créateur de droits ou non de l'acte attaqué ; examen préalable qui détermine pourtant l'exercice du pouvoir de retrait.

Le système proposé est donc exclusivement axé sur la fonction contentieuse des recours administratifs ; seule en mesure à notre sens de justifier l'atteinte au principe d'intangibilité des droits acquis que constitue la prolongation du pouvoir de retrait au-delà du délai contentieux. Cette approche peut également se réclamer de la politique de « revitalisation du recours préalable » prônée par la section du rapport et des études du Conseil d'Etat
[pic 37](37)...

... Si du moins la juridiction administrative accepte de surmonter ses propres ambiguïtés institutionnelles, de rompre avec son passé et cesse par voie de conséquence de voir dans les recours administratifs c'est-à-dire dans « l'Administration statuant au contentieux », une procédure concurrente qu'elle doit s'efforcer de marginaliser.

Mots clés :
ACTE ADMINISTRATIF * Retrait * Acte individuel * Droit acquis * Acte illégal * Notification


(1) P. Roubier, Théorie générale du droit, éd. Sirey, 1946, p. 269.


(2) La doctrine a montré qu'à l'exception des décisions de refus, les décisions individuelles non créatrices de droits sont toutes peu ou prou entachées d'illégalité. V. P. Delvolvé, L'acte administratif, Rép. cont. adm. Dalloz, p. 64, n° 599 ; G. Isaac, La procédure administrative non contentieuse, LGDJ 1968, p. 602.


(3) Lebon, p. 224. A propos de l'arrêt Blanc, V. les observations du Président Odent, Contentieux administratif, 1976-1981, Les cours du droit, p. 1125.


(4) Lebon, p. 790, concl. Rivet ; RD publ. 1923, p. 552 ; S. 1925, 3, p. 9, note Hauriou.


(5) Not. D. Labetoulle, Principe de légalité et principe de sécurité, Mélanges Braibant, 1996.


(6) CE, 6 mai 1966, Ville de Bagneux, Lebon, p. 303 ; et les concl. Braibant, RD publ. 1967, p. 339.


(7) V. T.-X. Girardot et F. Raynaud, chronique gén. jurispr. adm. fr., AJDA 1997, p. 936[pic 38].


(8) P. Le Mire, La stabilité des situations juridiques, AJDA 1980, p. 203.


(9) Concl. préc., RD publ. 1967, p. 339.


(10) Le retrait des actes administratifs, Mélanges Mestre, p. 563.


(11) CE, 20 oct. 1976, Tabard, Lebon, p. 430.


(12) CE, 21 mai 1986, Dalbray, Dr. adm. 1986, n° 318.


(13) CE, 25 mai 1988, Patain, req. n° 48829.


(14) CE, sect., 27 avr. 1988, Mme Marabuto, Lebon, p. 167 ; 20 janv. 1989, Noon, Lebon, p. 25 ; 22 févr. 1991, SCI « Le Levant des Boileaux », Dr. adm. 1991, n° 160.


(15) P. Le Mire, art. préc., p. 216.


(16) R.-G. Schwartzenberg, L'autorité de chose décidée, LGDJ, 1969, p. 403.


(17) En ce sens, R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 5e éd., p. 466.


(18) D. Labetoulle, Principe de légalité et principe de sécurité, Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 403. Et en rapport avec l'arrêt Mme de Laubier, T.-X. Girardot et F. Raynaud, chron. préc., AJDA 1997, p. 936[pic 39], et les conclusions citées par eux de Mme Pécresse sur l'arrêt.


(19) Sous réserve du droit du bénéficiaire de l'acte créateur de droits à en demander le retrait à toute époque en vue d'obtenir une décision plus favorable et... légale : CE, 23 juill. 1974, Min. Intérieur c/ Gay, Lebon, p. 441.


(20) Lebon, p. 405, note P.L.J. ; D. 1932, 3, p. 13 ; 9 nov. 1959, Pernaud, Lebon, p. 590 ; 20 févr. 1957, Sté pour l'esthétique générale de la France, Lebon, p. 115.


(21) CE, 9 nov. 1959, Pernaud, préc. ; 20 févr. 1957, Sté pour l'esthétique générale de la France, préc.


(22) G. Isaac, La procédure administrative non contentieuse, LGDJ, 1968, p. 336, où l'on trouvera une critique systématique de l'approche des questions de procédure administrative au travers du contrôle juridictionnel.


(23) AJDA 1997, p. 936, chron. préc.[pic 40]


(24)
 Concl. Romieu, CE, 31 juill. 1903, Picard, S. 1906, 3, p. 14.


(25) CE, 1er juill. 1898, Brincourt, Lebon, p. 515.


(26) R. Guillien, Essai sur une réforme générale du contentieux administratif, D. 1955, Chron. p. 97.


(27) J.-M. Auby, Les recours administratifs, AJDA 1955, p. 117.


(28) J. Waline, L'évolution du contrôle de l'administration depuis un siècle, RD publ. 1974, p. 1327.


(29) CE, 25 mai 1928, Reynaud, S. 1928, 3, p. 81, note Hauriou.


(30) J. Chevallier, Fonction contentieux et fonction juridictionnelle, Mélanges Stassinopoulos, p. 274.


(31) V. notre thèse, Les recours administratifs en droit public français, contribution à l'étude du contentieux administratif non juridictionnel, LGDJ, 1996.


(32) AJDA 1997, p. 943, chron. préc. note 23.


(33) AJDA 1997, p. 942, chron. préc. note 23. Dans le même sens mais à propos du retrait des autorisations implicites illégales : V. l'art. 6 du projet de loi Perben, Doc. AN, 10°, lég., n° 2992 et les critiques de la commission des lois, rapport Cazin d'Honincthun, Doc. AN, 10°, lég., n° 3454.


(34) CE, 13 avr. 1881, Bansais, S. 1882, 3, p. 29, concl. Levavasseur de Précourt.


(35) CE, sect., 23 nov. 1962, AJDA 1962, p. 664, chron. MM. Gentot et Fourré.


(36) AJDA 1997, p. 942, chron., préc. note 23.


(37) Rapport « Régler autrement les conflits... », La Doc. fr., 1993.

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