L'eurocentrisme et la technique chez Heidegger
Discours : L'eurocentrisme et la technique chez Heidegger. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Yi-Chieh Chen • 9 Décembre 2021 • Discours • 1 800 Mots (8 Pages) • 352 Vues
Eurocentrisme et la technique chez Heidegger
Cet article vise à étudier le problème de l’eurocentrisme dans la pensée heideggerienne de la technique. Nous expliquerons en quoi consiste la tendance eurocentriste dans sa philosophie de la technique et montrerons la position ambigüe de Heidegger par rapport à ce problème : d’un côté, il critique la notion de l’Europe dans le sens où celle-ci représente toutes les pensées « technicisées » de notre époque ; de l’autre, il privilégie la philosophie européenne en la considérant comme le moment le plus crucial pour sortir de la domination technique.
Nous caractérisons l’idée de l’eurocentrisme par deux traits principaux : d’une part, nous l’entendons comme une tendance privilégiant les pensées d’origine européenne, prétendant que leur origine et leur tradition constituent le seul horizon dans lequel nous pourrions trouver des solutions aux désordres et aux démesures globales technoscientifiques d’aujourd’hui. D’autre part, l’eurocentrisme se caractérise par un mode de pensée tendant à universaliser les catégories métaphysiques dans les pensées européennes et à les prendre en tant que seule grille d’analyse lorsque nous réfléchissons à ces conséquences technoscientifiques. Le premier trait de l’eurocentrisme consiste à ériger une entité culturelle de l’Europe comme ressources privilégiées face au problème de la technique moderne, et le deuxième trait se traduit par la mise en jeu exclusive des notions de la philosophie européenne pour penser la technique(par exemple, la notion de la technique comme instruments servant à des fins).
Dans cet article, il s’agit de repérer, parmi les constituantes de l’eurocentrisme heideggerien, celles qui vont dans le premier sens.
L’Europe et l’Occident
La distinction entre l’idée de l’Europe et de l’Occident chez Heidegger nous permet de caractériser ce que signifie l’Europe pour le philosophe. En prononçant que, je cite, « l’Occident en tant que concept de l’histoire de l’estre n’a rien à voir avec l’Europe en tant que concept de modernité », fin de citation, Heidegger prétend que les deux notions ne doivent se comprendre qu’à partir de deux approches différentes : comprise à partir de l’histoire de l’être, l’idée de l’Occident (das Abendland) signifie le pays du soir où nous attendons l’aube. Cette idée renvoie à ce qui n’a pas encore advenu dans l’histoire de l’être, à savoir l’autre commencement, tandis que l’Europe, entendu du point de vue moderne (neuzeitlichen), signifie d’abord la complétion et la fin, à savoir l’accomplissement du premier commencement de la philosophie européenne qu’est la métaphysique. Cet accomplissement est représenté par la domination de la technique en tant que force planétaire.
Bien que Heidegger postule que « l’Occident n’a rien à voir avec l’Europe », les deux concepts s’allient dans la mesure où l’oubli de l’être, qu’est la caractéristique de l’Europe, nous pousse toujours, dans son occultation, à cheminer vers la question de l’être, vers le nouveau commencement auquel renvoie l’idée de l’Occident. L’expérience de l’être, ou de l’oubli de l’être, n’est possible que dans cette dissimulation de notre époque, où tous les étants sont réduits à ceux qui sont capables d’être calculés. A l’époque de l’abandon de l’être, « il y a déjà la transition », la transition de l’Europe vers le Abendland. S’effectuant sous la résonance de l’être, cette transition consiste en un premier admonestation (Vermahnung) en tant que « détermination de son essence occidentale (abendländischen Wesens) ». Aussi l’Europe est-elle constituée paradoxalement de ce qui nous empêche à questionner l’être sous le règne du Gestell et de ce qui nous permet d’entendre la résonance de l’être dans sa dissimulation.
L’Occident est le pays du soir. Mais c’est le soir qui permet de préparer l’advenir du matin, d’un autre commencement. A cet égard, l’Europe n’est qu’une phase représentant l’Occident dans sa configuration moderne, je cite Heidegger, : « avec le nom “Europe”, nous nommons l’Occident des Temps nouveaux. » Fin de citation. Ces temps nouveaux consistent à la fois en l’oubli de l’etre ainsi qu’en l’occultation du passage entre le soir et le matin dans la mesure où tous les êtres sont absorbés par la technique. Notons qu’ici la technique ne consiste pas seulement en l’ensemble des phénomènes des techniques planétaires, mais, comme tous les discours heideggeriens sur la technique, elle a un sens métaphysique, formulé ici comme mode de produire qui, je cite, « a “libéré” le calcul du plus nouveau au principe de son propre calcul. » Fin de citation.
Pourtant, dans ce geste qui oppose das Abendland à la fois à l’Europe et à la technique, la critique heidegerienne ne tente-elle pas d’identifier le foyer commun de l’Europe et de la technique ? Malgré toutes les études historiques montrant la complexité des influences réciproques des techniques entre les régions du monde — lesquelles contribuent finalement à former ce que nous nommons aujourd’hui la « technique moderne », ne présuppose-t-elle pas une lignée génétique, sinon une origine, de la technique qui ne relève que de l’Occident au sens heideggerien ?
Cette tendance s’avère plus évidente si nous prenons ces remarques en considération, je cite, : « l’être de la science moderne, qui, sous sa forme européenne, est entre-temps devenue planétaire, n’en n’est pas moins fondé dans la pensée des Grec, qui depuis Platon s’appelle philosophie. » Fin de citation. L’expansion des sciences et des techniques modernes ne s’effectue pas seulement d’une manière européenne dans son sens des temps nouveaux, à savoir une manière commandée par la pensée qui réduit l’être en le calculable, mais elle remonte directement aux Grecs. Dans cette lignée présupposant la pensée des Grecs comme le fondement du Gestell, Heidegger risque de construire une appartenance de la technique moderne à l’Europe, voire au propre de l’Europe, lui-même auto-suffisant et incontaminé par aucun échange trans-culturel. C’est dans cette parenté immédiate entre l’Europe et la technique moderne—Heidegger ne l’a jamais mise en question—que nous pouvons caractériser l’un des aspects de son eurocentrisme par rapport à la technique.
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