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Avoir un corps / « mon corps m’appartient »

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Par   •  1 Avril 2022  •  Dissertation  •  6 250 Mots (25 Pages)  •  640 Vues

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Avoir un corps

Introduction :

  • Le slogan « mon corps m’appartient » exprime une revendication féministe de maîtrise par la femme de son propre corps, notamment de sa sexualité et de sa fécondité. Il signifie non pas que les femmes sont propriétaires de leur corps, mais qu’autrui ne peut pas en user contrairement à la volonté de celle à qui ce corps appartient. Avoir un corps renvoie ici à une certaine idée de maîtrise. Mais ne dit-on pas aussi que les choses inertes ou vivantes (un caillou, un oiseau) ont un corps, en considérant « avoir » ici comme renvoyant au fait d’être doté de certaines caractéristiques et non à une relation d’appartenance ? Ne devrait-on pas dire plutôt que les choses non humaines sont des corps ? « Avoir un corps » est source de difficultés, car le terme « avoir » est lui-même flottant.
  • Pour clarifier les choses, il faut distinguer rapidement être un corps et avoir un corps : si je dis que je suis mon corps, je suggère que je ne suis rien de plus que mon corps et ses propriétés. Il y a en quelque sorte une espèce d’assignation à résidence corporelle. En revanche, dire que j’ai un corps introduit une certaine distance entre moi et mon corps, comme si l’être qui a un corps était quelque chose de plus que le corps qu’il est aussi.
  • Mais en quel sens puis-je dire que j’ai un corps ? Ai-je un corps comme j’ai une voiture, c’est-à-dire comme une propriété privée ? Ou bien comme j’ai un chef ou une famille, c’est-à-dire à la manière d’une caractéristique que je puis partager avec d’autres (je ne suis sans doute pas le seul à avoir ce chef ou cette famille…) ? Ou bien encore comme j’ai un film préféré, c’est-à-dire comme une caractéristique non pas indifférente comme le fait d’avoir tel chef, mais qui me singularise et dans laquelle je me reconnais ?
  • Il semble que je ne suis pas propriétaire de mon corps, au sens où je ne lui suis pas extérieur, et au sens où je n’ai pas tout pouvoir sur lui. Pourtant, j’ai bien semble-t-il une maîtrise partielle sur ce corps qui est le mien, donc je ne suis pas mon corps à proprement parler… D’où le problème suivant : en quel sens peut-on avoir un corps, si cet avoir ne peut pas prendre la forme d’une relation de propriété à propriétaire ? Quelles sont les implications morales et/ou politiques du type de relation que j’entretiens à mon corps ?
  • Il faut distinguer avoir un corps et être un corps : les êtres qui sont des corps ne se déterminent pas eux-mêmes, mais l’essence du corps humain requiert la volonté humaine pour s’actualiser : l’homme a un corps dont il doit user en vue de la sagesse et de la vertu. (I)
  • Mais cette distinction est fragilisée par la critique de l’arrière-plan métaphysique sur lequel elle se dessine, à savoir celui d’une définition du corps comme composé de matière et d’une forme immatérielle, critique qui conduit à la figure paradoxale de l’homme propriétaire de son corps, qui émerge des difficultés à articuler un corps étendu et la pensée inétendue, source de la subjectivité. (II)
  • Toutefois, le corps propre permet de tracer une alternative à la fois à la figure du sujet propriétaire de son corps et à celle du sujet réduit à n’être que la machinerie de son corps : c’est la caractérisation de l’ « avoir » comme appropriation. (III)

I Avoir un corps comme une disposition qu’il dépend de nous d’actualiser.

  1. Être un corps plutôt qu’avoir un corps.

  • Un corps, c’est d’abord une portion de matière dotée d’une forme reconnaissable, par quoi il se distingue des autres corps. Au premier abord, les choses sont des corps bien plutôt qu’elles n’ont un corps. Dire qu’une chose a un corps, c’est faire du corps un attribut d’une substance qui est quelque chose de plus que le corps.  Que serait une telle substance ?
  • Or, l’expérience nous suggère que le corps a une matière ou qu’il a une forme, autrement dit qu’il est la substance à laquelle on attribue des propriétés, des prédicats, mais qu’il n’est pas lui-même une substance, qu’il n’y a rien dont on puisse dire que cette chose a un corps. On ne dit pas que le caillou a un corps, mais qu’il est un corps. C’est ainsi qu’Aristote théorise la substance – ce qui est le support des attributs, mais qui n’est lui-même l’attribut de rien du tout – comme composé de matière et de forme, c’est-à-dire que le corps est la substance. Le corps a des propriétés, mais il n’y a pas une chose qui aurait comme propriété d’être un corps, donc qui aurait un corps.
  • On pourrait être tenté de dire que l’essence d’une chose – la minéralité par exemple – a un corps dans tel ou tel caillou. Mais ce serait supposer – comme le font les platoniciens – qu’il pourrait exister des essences séparées, des formes sans matière. Or Aristote soutient que la distinction de la forme et de la matière est intellectuelle, et non réelle : dans la réalité, il n’y a pas de formes sans matière, ni de matière sans forme. Ce n’est que l’esprit qui distingue le bois comme matière de sa forme de lit. Mais dans le monde, il n’y a que des lits en bois ou en fer ou en ce qu’on voudra ou du bois sous forme d’arbre, de papier, de meuble etc.
  1. Le corps que l’on est et le corps que l’on a.
  • Le corps, c’est un composé de matière et de forme, et c’est ce composé qui est la substance. Mais il est peut être un peu rapide de dire que l’expression « avoir un corps » est dépourvue de signification : en effet les corps changent. Le gland devient un chêne, le corps vivant se décompose après la mort, et même les falaises sont sculptées par le vent et les marées. Si le corps est bien un composé de matière et de forme, ce composé évolue dans le temps : il change de forme, et parfois aussi de matière. Aussi faut-il bien comprendre que la forme aristotélicienne, ce n’est pas exactement le contour de l’objet que nous voyons maintenant, c’est un processus dynamique de mise en forme de la matière en vue de réaliser une essence. La forme sous laquelle tel corps apparaît maintenant est le résultat, transitoire souvent, d’un compromis entre la matière qui résiste, et la forme qui structure la matière. Le corps n’a une forme achevée qu’une fois son essence rejointe : il cesse de devenir lorsqu’il est ce qu’il a à être.
  • Ainsi il n’est pas absurde de dire qu’une substance a un corps si l’on entend par là que ce corps est une propriété transitoire, une étape dans la réalisation de l’essence : le papillon a un corps de chenille au début de son existence. Ainsi il faudrait distinguer le corps qu’on est et le corps qu’on a : le corps qu’on est, c’est un processus dynamique finalisé, une matière qui tend à devenir ce qu’elle a à être à travers une succession réglée de formes. Et le corps qu’on a, c’est le résultat provisoire de ce processus, c’est-à-dire la forme qu’un corps prend à tel moment de son développement.
  1. De l’avoir comme caractéristique à l’avoir comme disposition.
  • Mais « avoir » ne sous-entend pas ici nécessairement une relation de maîtrise, c’est simplement une caractéristique, comme lorsqu’on dit « j’ai les cheveux bruns ». Si on veut penser une relation de maîtrise, il faut montrer que certains êtres ont le pouvoir de contrôler la succession des changements qui les affectent. Un caillou, une flamme ne choisissent nullement de monter ou de tomber : ils sont leur corps, composé de matière et de forme. Les êtres vivants se caractérisent par des mouvements spécifiques – génération, croissance, corruption – dont Aristote rend compte par une forme spécifique aux vivants : l’âme. Mais les animaux et les plantes ne choisissent pas plus que les cailloux la manière dont leur corps change de forme, ils changent simplement de manière plus complexe que les êtres inertes.
  • Aristote distingue « être en puissance » et « être en acte » : le gland n’est un chêne qu’en puissance. C’est sa vocation de devenir un chêne, mais la résistance de la matière à la forme peut contrarier l’actualisation de cette puissance. Ce qui fait qu’une chose peut devenir autre chose, Aristote l’appelle « disposition ». Le corps de la chenille est disposé à devenir un corps de papillon, de même pour le corps du gland et le corps du chêne.
  • Si on veut penser « avoir un corps » dans un sens incluant une certaine idée de maîtrise, il faut se demander si, dans le cas de l’homme, on peut contrôler nos dispositions. Non pas que nous puissions choisir d’être disposés à devenir une chose plutôt qu’une autre – un corps humain ne peut pas devenir un oiseau – mais peut être qu’à la différence des autres corps qui peuplent le monde, il dépend de nous d’actualiser ou non les dispositions de notre corps.
  • Les hommes se distinguent par le genre d’âme dont ils sont dotés : ils ont en effet une âme intellectuelle, qui leur permet non seulement d’avoir des représentations et de s’orienter par rapport à elles (l’âme sensitive, dont les animaux disposent eux aussi) mais aussi de couper le lien entre la sensation et la conduite. L’âme intellectuelle introduit ainsi un écart dans lequel vient se loger la pensée. Donc la pensée fait partie de l’essence de l’homme : il doit y avoir quelque chose dans le corps qu’il est qui traduit cette vocation à la pensée, le corps humain ne saurait ainsi se limiter à un corps animal.
  • La finalité de l’homme, c’est la sagesse et la vertu : il est un corps qui est apte à ces deux objectifs – voir notamment l’analyse par Aristote de la main, qui, par sa polyvalence, est le signe de l’intelligence de l’humanité, car on donne des instruments à ceux qui peuvent les utiliser. La main, qui découle de la bipédie puisque nous n’avons plus besoin de quatre pattes, est plusieurs outils à la fois : elle montre que l’homme a ainsi le choix entre les fins qu’il peut accomplir avec son corps. Vous pouvez serrer la main à quelqu’un, le caresser ou lui donner un coup de poing : il vous appartient de décider ce que vous ferez de cet organe.
  • C’est ainsi que l’homme peut être dit « avoir un corps » : j’ai des dispositions corporelles qu’il m’appartient de réaliser en suivant la finalité naturelle dont mon corps est le signe. Je peux muscler mon corps, le rendre sain, fort et beau, le rendre résistant aux inclinations passionnelles : tout ceci repose sur l’exercice et est en mon pouvoir.

4) La critique des formes substantielles  ruine-t-elle la distinction être/avoir un corps ?

  • On comprend ainsi que les choses sont leur corps, à condition de comprendre que dans le corps il y a plus que de la matière, il y a un principe de mise en forme qui est la raison des changements affectant les corps, principe qui s’appelle « âme » pour les vivants. Toutefois, les hommes ont un statut à part dans la nature, dans la mesure où il dépend de leur volonté d’actualiser l’essence du corps qu’ils sont, à savoir la sagesse et la vertu. Avoir un corps, c’est alors non pas être propriétaire, ni simplement être caractérisé par son corps, mais prendre part, par la volonté, à la réalisation de ses potentialités.
  • Mais ce qui fait qu’un corps est ce qu’il est, son essence, est-elle réellement quelque chose d’immatériel, une forme substantielle ? Car les formes substantielles n’expliquent pas grand-chose : elles se contentent de nommer une propriété (faire dormir, tomber) et de la transformer en force agissant mystérieusement (vertu dormitive, pesanteur). Est-ce qu’une telle difficulté remet en cause la distinction être un corps/avoir un corps que nous avons esquissée ?
  • Si nous voulons vaincre la difficulté, il faut redéfinir le corps. Le corps n’est plus un composé de matière informe et de forme immatérielle. Le corps doit être décrit comme un paquet de matière dont la forme résulte des lois de la matière elle-même, lois exprimables mathématiquement. C’est la voie empruntée par Descartes, qui s’appuie sur la définition de la matière comme étendue – c’est la leçon que nous devons tirer de l’expérience du morceau de cire : la cire change de qualités sensibles lorsqu’elle fond, et se révèle comme finalement une simple étendue qui a subi des déformations géométriques.
  • Si nous faisons disparaître la forme comme principe immatériel qui met en forme la matière, ne faut-il pas dire alors que toutes les choses sont des corps, c’est-à-dire des arrangements de matière consistant uniquement dans l’ensemble de leurs propriétés physiques ? Un certain nombre de caractéristiques qu’Aristote attribuait aux êtres vivants deviennent simplement des effets mécaniques de la matière : le mouvement, la cohérence des parties etc. Descartes, par le modèle de l’automate, affaiblit la distinction entre les corps inertes, les corps vivants et les corps artificiels. Mais alors, tous les corps ne sont-ils pas entraînés sur cette pente ? Peut-on sauvegarder la distinction entre « être un corps » au sens fort, c’est-à-dire être déterminé sans reste par le corps que l’on est, et « avoir un corps » (en incluant dans « avoir » une distance entre le possesseur et la possession) qui suppose un sujet qui ne se confond pas avec la matière qui constitue son corps, et qui dispose vis-à-vis d’elle d’une certaine marge de manœuvre ?

II La tentation de penser le sujet comme propriétaire de son corps.

  1. L’interaction de l’âme et du corps.

  • Descartes certes affaiblit la distinction entre les corps inertes, vivants et artificiels, mais il maintient la distinction entre ceux-là pris ensemble et les corps humains. En effet, les corps humains se distinguent (voir la Lettre à Reneri) en ce qu’ils ne se comportent pas uniquement mécaniquement : un homme est capable de se comporter et de parler à propos. C’est le signe qu’il y a en lui de la pensée, c’est-à-dire qu’au corps étendu est jointe une substance pensante distincte de la substance corporelle, comme en atteste le Cogito.
  • Si je puis être certain de mon existence quelle que soit la réalité de mon corps, alors le sujet que je suis se définit bien plus par l’âme que par le corps. Mais il faut prêter attention à ne pas radicaliser la distinction en une séparation, ou pis encore, en une opposition. C’est que le corps et l’âme sont unis, interagissent l’un avec l’autre. Ceci apparaît clairement dans l’expérience ordinaire que nous faisons de cette union, expérience de l’action volontaire et de l’affectivité. Quand je veux lever le bras, mon âme (ici la volonté) agit sur mon corps. Quand j’éprouve de la colère, de la souffrance ou du désir, l’excitation corporelle dispose mon âme à vouloir effectuer des mouvements corporels pour soulager cette colère, cette souffrance, ce désir. Mais comment penser cette union ? Descartes nous avertit (Lettre à Elisabeth) que nous ne devons pas penser l’action du corps sur l’âme ou de l’âme sur le corps comme nous pensons l’action du corps sur le corps (mécaniquement) ou de l’âme sur l’âme.
  1. La relation au corps comme maîtrise partielle qui semble impossible à expliquer…
  • Il faut bien rendre raison de cette union que nous expérimentons, cependant. Ce qui intéresse Descartes, c’est moins l’explication de cette union que la pensée que l’usage que nous devons faire de nous-mêmes comme composé d’âme et de corps. Aussi peut-on admettre qu’il y a là une forme substantielle : l’âme est dans le corps comme la pesanteur est dans la pierre pour les aristotéliciens. Il y a là quelque chose d’inexplicable, mais peu importe tant qu’on peut par la raison dire comment nous pouvons user de ce composé.
  • C’est la tâche à laquelle il se consacre dans les Passions de l’Âme. C’est toujours l’âme qui est émue, et donc l’âme par la volonté peut toujours résister au mouvement que suggère le corps en proie à la passion. Mais Descartes a recours pour ce faire à une explication psycho-physique des plus douteuse : la glande pinéale. Son mouvement est causé par l’influx nerveux consécutif à un stimulus sensoriel. Et son mouvement cause les mouvements du corps en réponse à cette excitation sensorielle. Si on en restait là, on aurait une description purement mécanique du corps humain, mais Descartes soutient a) que les mouvements de la glande produisent un effet sur l’âme – la disposant à vouloir le mouvement que l’excitation sensible esquisse – et que l’âme produit un effet sur la glande – l’âme peut la faire bouger de manière à retenir le mouvement que l’excitation esquisse. On comprend que Descartes veut assigner un lieu privilégié à l’interaction de l’âme et du corps, mais ce faisant, il est obligé de supposer une chose physique (la glande) qui agit de manière non physique (puisque soumise à la causalité matérielle de l’âme).
  • Ainsi, puisque j’ai sur mon corps une certaine maîtrise, je ne suis pas mon corps au sens où je ne me réduis pas aux propriétés mécaniques que mon corps exprime. J’ai un corps, moi le sujet, mais je n’en suis pas distinct comme un propriétaire le serait d’une propriété, puisque le sujet n’est aucunement extérieur à son corps. Ni réduit à être un corps, ni pleinement souverain sur son corps, l’expression « avoir un corps » peut ainsi bien décrire le type de relation que l’homme entretient avec son corps. C’est un point sur lequel se retrouvent Descartes comme Aristote. Mais tandis qu’Aristote faisait dépendre cela d’une théorie douteuse des formes substantielles, Descartes se débat dans les difficultés de penser l’union de l’âme et du corps. Il faut donc se demander quel type d’ « avoir » peut qualifier la relation de l’homme à son corps, si ce n’est pas la figure de l’homme propriétaire.
  1. L’oubli de l’union :  la figure impossible de l’homme propriétaire de son corps.
  • On a dit plusieurs à plusieurs reprises que je ne pouvais pas me décrire comme propriétaire de mon corps. Pourtant, la modernité occidentale – c’est la thèse défendue par David Le Breton – nous conduit à nous penser comme tel. Que s’est-il passé pour que la leçon de Descartes, le fait de l’union, ait été oubliée ? Le Breton considère qu’il y a un faisceau de causes menant à cet état de fait : d’une part, comme on l’a dit, il y a une difficulté théorique à penser l’union de l’âme et du corps. Mais d’autre part, il y a une série de faits historiques – événements ponctuels ou tendances de long terme – comme l’extension du capitalisme, la Réforme, la transition d’une monarchie féodale à une monarchie de cour, les découvertes de Copernic et Galilée, qui favorisent l’émergence de l’individualisme.
  • Aussi le corps subit-il une double coupure : d’une part le sujet est pensé comme titulaire d’un corps dont il est indépendant et qui doit se plier à ses désirs, d’autre part le corps est coupé de son intégration symbolique au monde social et culturel. L’harmonie entre le moi, le corps et le monde vole en éclat, le corps devient une possession par laquelle le sujet montre sa singularité. Le corps devient le signe, non plus de l’individu (ce qu’il était avant) mais de l’autonomie de l’individu.
  • Le Breton décrit ainsi un double mouvement de naturalisation et d’idéalisation : le corps devient un objet physique comme les autres, ouvert à la connaissance objective et à la manipulation technique (naturalisation) ; et en même temps il doit être transformé pour refléter de manière transparente les désirs du sujet, comme si celui-ci était indépendant de son corps (idéalisation). C’est évidemment un paradoxe : si le corps est un objet physique comme les autres, alors je ne suis rien de plus que le fonctionnement biologique de mon corps, ce qui nous rejette du côté d’  « être un corps » bien plutôt que d’avoir un corps. Si le corps se plie à mes désirs, alors mes désirs ne sont pas causés par le corps, donc le sujet est indépendant de son corps. Et ainsi nous sommes invités à nous considérer comme des propriétaires extérieurs au corps qui est la propriété.
  • Cela ne peut pas fonctionner, et cet oubli de la relation complexe que j’entretiens à mon corps est source de grandes souffrances sociales : je me crois souverain sur mon corps et j’expérimente à chaque instant la puissance des déterminations biologiques et sociales qui s’exercent sur lui. D’où les pathologies de l’insuffisance qui minent nos sociétés : le sentiment d’être bon à rien, de ne jamais réussir aucun objectif, et même d’être incapable de se fixer des objectifs.
  • Si nous voulons nous extraire de cette fausse représentation du corps comme chose extérieure à moi que je pourrais posséder, si nous voulons éviter les difficultés tenant à la pensée de l’union de deux substances différentes, si nous voulons éclairer cette relation du sujet à son corps qui n’est ni une propriété ni une dépendance totale à la matière qu’est le corps, nous pouvons nous tourner vers la phénoménologie du corps popre telle que Merleau-Ponty la met en œuvre dans la Phénoménologie de la Perception.

III Avoir un corps, c’est s’approprier le corps, et non en être le propriétaire.

  1. L’intentionnalité corporelle est originaire.

  • En effet, il faut bien prendre au sérieux cette expérience décrite par Descartes comme une expérience de l’union de l’âme et du corps. Si on la redécrit comme une expérience de l’intentionnalité corporelle, on pourrait contourner la difficulté de l’union des deux substances. C’est que mon corps n’est pas seulement ce que je connais, et ce sur quoi j’agis, il est ce par quoi j’agis et je connais. Avant tout il est corps vécu, corps sujet.
  • Je ne suis pas propriétaire de mon corps, donc : je ne peux pas me couper de lui. Si je veux ignorer une douleur, je vais concentrer mon attention par exemple sur une autre partie de mon corps, en serrant les dents. Je n’ai pas tout pouvoir sur mon corps, c’est bien plutôt lui qui détermine mes possibilités d’action dans le monde, et la conscience que j’ai du monde. Mon corps reconnaît immédiatement dans l’environnement une série d’actions possibles : des pierres disposées irrégulièrement sont pour moi un escalier possible, mais elles seraient tout autre chose si j’étais une chauve-souris, ou si je n’avais pas de jambes. L’action volontaire consiste à sélectionner une de ces actions possibles, et à faire effort vers sa réalisation. La passion consiste en une altération de mes possibilités corporelles : le monde m’apparaît tel que des actions autrement indésirables (demander pour la quatrième fois son numéro de téléphone à quelqu’un qui m’a dit trois fois non) apparaissent désirables.
  • C’est ainsi qu’on peut comprendre la propriété du corps propre : mes possibilités d’action dans un environnement donné me sont propres, elles ne sont pas celles de n’importe qui, elles dépendent de la conformation de mon corps, des habitudes prises dans l’éducation. Une fenêtre, c’est une position de tir potentielle pour un tireur d’élite ou un garde du corps, un simple élément de décor pour quelqu’un d’autre.
  1. Est-ce à dire alors que je suis mon corps ?
  • Mais si on en restait là, ne serais-je pas alors mon corps ? Je n’ai pas un corps, mais je suis un corps puisque c’est lui qui détermine le genre d’actions qui me sont permises. Je me réduirai alors aux déterminations de mon corps, et si j’ai un corps, c’est au sens où j’ai la caractéristique fondamentale d’avoir tel corps.
  • Pourtant, parler ainsi, c’est faire comme si mon corps et ses possibilités m’étaient donnés une fois pour toutes. Or, il n’en est rien. Dans le chapitre consacré à « la spatialité du corps propre », Merleau-Ponty distingue le corps propre du schéma corporel. Le schéma corporel, c’est la coordination inconsciente des différentes parties de mon corps en vue d’accomplir l’action que je suis en train d’accomplir. Ce schéma corporel est le fruit d’une association de diverses sensations tactiles, visuelles, motrices, qui finissent du fait de l’expérience, par former un répertoire de postures et de gestes complexes (l’exemple le plus simple en est la marche) qui sont mobilisés dans la vie ordinaire.
  • C’est par le schéma corporel que mon corps n’est pas comme les autres corps. Les corps objets se déploient dans l’espace, comme des parties situées les unes par rapport aux autres objectivement. Mon corps comme corps sujet a une unité d’enveloppement : toutes ses parties sont coordonnées entre elles et subordonnées à la fin visée. C’est toujours en vue de l’action que les parties de mon corps s’ajustent les unes aux autres.
  • Le corps propre n’est pas le résultat du schéma corporel, nous dit Merleau-Ponty, mais sa loi de constitution. Cela veut dire que l’intentionnalité précède le schéma corporel, et le rend possible : c’est parce que nous voulons faire certaines choses que nous coordonnons nos gestes, ce n’est pas parce que nous disposons d’un répertoire de gestes que nous voulons faire telle ou telle chose. On peut apprendre à danser, à escalader des rochers ou à faire le grand écart. Ainsi le schéma corporel n’est pas un répertoire fixe de postures qui détermineraient une fois pour toutes ce que je peux faire, il est évolutif.
  1. S’approprier son corps, et par là s’approprier le monde.
  • Donc en réalité, le rapport que j’entretiens à mon corps est un rapport d’appropriation. Nous sommes conviés à explorer les possibilités de notre corps, et à les étendre : les amputés qui font l’expérience du membre fantôme ne réajustent pas leur expérience du monde à l’état nouveau de leur corps, parce qu’ils comptent toujours sur le membre disparu pour interagir avec le monde. Ils ne s’approprient pas le corps qu’ils ont pourtant. Inversement, l’aveugle qui fait corps avec sa canne s’approprie un corps qu’on pourrait juger déficient, mais qui est l’occasion d’une expérience spécifique du monde.
  • Comment définir l’appropriation ? Lorsque je m’approprie un objet, il est comme une extension de moi-même. Je l’utilise sans y penser, et il augmente ma prise sur le monde. Je fais corps avec lui. Avoir un corps, c’est faire corps avec son corps : cela veut dire ne pas penser à ce que fait le corps pour penser à ce que l’on veut faire par son moyen. Lorsque l’on sait marcher, on ne pense pas à tous les micro-mouvements de l’ensemble du corps qui rendent la marche possible, mais bien à l’endroit où on veut aller, à ce que l’on veut y faire etc.
  • Donc, avoir un corps, c’est d’abord éprouver l’écart qui sépare l’expression d’une intention de sa réalisation par le moyen du corps. Mais c’est ensuite éprouver l’adéquation entre mon corps et mes aspirations, et expérimenter la puissance du corps propre. Ce n’est ni être propriétaire de son corps, ni se limiter à n’être que l’ensemble de nos propriétés corporelles, car nous ne savons pas jusqu’où s’étend cet ensemble. En même temps que je m’approprie mon corps, je m’approprie le monde : mon corps est au monde, nous dit Merleau-Ponty.
  • Mon corps est au monde et non dans le monde. Il n’est pas simplement un corps objet que je pourrai contempler de l’extérieur. Si je l’objective, comme dans le discours biologique ou médical, c’est toujours un projet conduit depuis le corps sujet, depuis une certaine perspective intentionnelle.  Je découvre le monde comme doté de telles ou telles qualités sensibles (lisse, rugueux, blanc, sucré…) en raison de mon équipement corporel, et je m’éprouve moi-même comme celui qui expérimente ces qualités d’une certaine manière (le sucré est agréable…). Ainsi s’approprier le monde ne veut pas dire le rendre entièrement conforme à nos aspirations, mais l’éprouver comme pourvu de sens, comme ajusté aux projets que je veux y conduire, comme fondamentalement accueillant.
  • On pourrait retrouver un écho de la position aristotélicienne ici : j’ai un corps au sens où je suis disposé, en puissance, à pouvoir être vertueux ou sage, et où il dépend de moi de réaliser cette disposition. La différence est que Merleau-Ponty ou la phénoménologie ne prétendent pas nous dire à quoi nous sommes disposés – le présupposé finaliste d’Aristote, qui veut que les choses soient destinées à accomplir leur essence, est rejeté. Mais il n’en reste pas moins qu’avoir un corps, ce n’est pas décider à ma guise de ce que doit être ce corps, c’est pouvoir faire un certain nombre de choses, dont la liste n’est pas connue par avance, et c’est ce pouvoir que nous sommes conviés à explorer.

III Alternatif :Les implications éthiques et politiques du corps propre.

  • Si mon corps n'est pas une chose à la disposition de ma volonté, cela signifie que mon corps m'échappe de tout côté: je l'éprouve comme obstacle tout autant que et même davantage que comme un instrument docile. Mais s'il n'est pas à la disposition de ma volonté – dans la mesure où il est ce par quoi j'ai une volonté – il ne peut pas être à la disposition de la volonté d'autrui non plus. Toutefois, il est soumis à des forces sociales qui orientent les possibilités qui sont les siennes, et qui tendent à le produire comme un corps objet.

1) Du schéma corporel à la discipline.

  • Le corps propre s'exprime notamment dans ce que Merleau-Ponty appelle un schéma corporel: des postures, des enchaînements de gestes appris durant l'enfance, par un entraînement. La posture du pianiste ou du lutteur sont l'expression d'un tel schéma corporel. Si le corps propre est ainsi constitué, alors il est ouvert à l'emprise politique et sociale. C'est ce que Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, entend thématiser comme discipline. La discipline est un changement dans l'investissement du corps par le pouvoir: le pouvoir souverain entend marquer le corps du criminel par le supplice. La marque - la marque au fer rouge de l'esclave fugitif par exemple – fonctionne comme un rappel incarné de la norme et du coût de la trangression, à destination du criminel lui-même et aussi des individus qui le voient. Elle est la marque du pouvoir qui entend ainsi se rendre visible à tous. Toutefois, l'ère du supplice prend fin au XVIIIe siècle, en raison de la trop grande cruauté qui s'y déchaîne, et aussi en raison d'une nouvelle nécessité pour le pouvoir. Marquer les corps ne suffit plus, il faut atteindre l'âme par le corps, autrement dit, le corps propre, ce que ne peuvent atteindre ni les supplices, ni leurs versions adoucies, les punitions. Dans la troisième partie, intitulée "discipline" justement, Foucault analyse la manière dont sont produits dans diverses institutions – à commencer par la prison, mais aussi la caserne ou l'école – des individus dociles par le dressage des corps. Il s'agit non seulement de maintenir l'ordre, mais de rendre les individus adaptés à la tâche que leur destine le pouvoir. C'est bien le corps propre comme corps docile qu'il s'agit de produire.
  • Deux exemples: une ordonnance, datant de 1766, réglant la manoeuvre de la troupe, et un réglement scolaire d'une insitution religieuse datant de 1828. La discipline impose un programme, qui est plus qu'un rythme collectif imposé. Le programme se caractérise par l'adéquation du corps et du geste, et finalement du geste et de l'objet manipulé. Dire qu'un programme est plus q'un rythme collectif imposé à un corps, c'est dire que la discipline décompose toutes les actions permises en une série  de gestes qui doivent avoir une durée précise et un ordre précis, le tout soumis au contrôle du représentant du pouvoir. Il ne s'agit pas de prélever le fruit d'un travail, mais de contrôler la production elle-même, ce qui suppose de réduire à rien la marge d'autonomie du corps travaillant.
  • L'adéquation du corps et du geste est donc requise: tout le corps doit être subordonné au geste considéré comme pertinent pour la production visé par la discipline. Le règlement scolaire cité évoque ce qui est exigé pour une bonne écriture: "le corps doit être droit, tenu à une certaine distance de la table, les jambes doivent être allongées, mais pas trop, la position des bras sur la table est prescrite, et le maître d'école est supposé contrôler et corriger tout cela. Au-delà de l'adéquation du geste et du corps, on voit dans l'ordonnance de 1766 décrivant par le menu la manière dont les soldats doivent "présenter arme" qu'il s'agit d'associer totalement le corps producteur à l'outil de production. Le geste est décomposé en tous ses éléments, et tous les éléments pertinents du fusil sont décrits en associant avec l'action qui lui convient: d'abord saisir le fusil de la main droite et porter le canon à hauteur de l'oeil, puis ramener le fusil de la main gauche devant soi en positionnant ses divers éléments (chien, crante, canon etc.) devant divers points de repères corporels (le pouce, le ceinturon, les yeux) etc.

2°) Le corps propre: ce à partir de quoi se dessine la frontière de l'appropriable et de l'inappropriable.

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