Ségolène Vinson
Commentaire d'oeuvre : Ségolène Vinson. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar prue • 9 Mars 2015 • Commentaire d'oeuvre • 2 492 Mots (10 Pages) • 801 Vues
Le 12 janvier 2015, Sigolène Vinson dans les locaux de Libération où la rédaction de Charlie Hebdo travaille sur son premier numéro après l'attentat.
Sur la table, devant elle, Sigolène Vinson avait posé sa lecture du moment: La Faute de l’abbé Mouret, d’Emile Zola, l’histoire d’un prêtre déchiré entre sa vocation religieuse et l’amour d’une femme. Ce mercredi 7 janvier, peu après 10 heures, chacun s’est embrassé en se souhaitant la bonne année. C’était jour de rentrée pour l’équipe de Charlie Hebdo, la première conférence de rédaction de 2015. C’était aussi l’anniversaire de Luz, le dessinateur. Sigolène Vinson, la préposée habituelle aux chouquettes, avait donc apporté un «gâteau marbré» de la boulangerie du coin.
La jeune femme, chroniqueuse judiciaire de l’hebdomadaire satirique, se souvient de chaque détail de cette matinée où les rires se sont tus. Elle nous reçoit dans les locaux de Libération, qui offre l’asile depuis vendredi aux rescapés de Charlie Hebdo pour réaliser le numéro d’après, qui doit sortir mercredi 14 janvier. Elle chasse d’un bref sourire les ombres qui hantent son visage. Dix de ses amis ont été assassinés sous ses yeux mercredi. Elle a été épargnée. Elle tient à témoigner, dans un flot de mots entrecoupé de silences, de sourires et de larmes, pour ressusciter ce qu’était Charlie Hebdo, la joie de vivre et les morts.
En entrant dans la rédaction, ce jour-là, son gâteau dans les bras, elle salue Angélique, la femme chargée de l’accueil, dont le bureau fait face à l’entrée. Immédiatement à gauche se trouve celui de Simon Fieschi, le webmaster, qui tourne le dos à la porte blindée. Dans la kitchenette, Tignous prépare le café. Comme souvent, des «invités» de la rédaction sont présents. Michel Renaud est venu rendre à Cabu des dessins empruntés pour un festival qu’il a fondé, le Rendez-vous du carnet de voyage. Il a apporté un cadeau emballé dans un gros paquet: un jambon.
Charb, comme toujours, griffonne
Lila, le petit cocker roux du journal, trottine de jambes en jambes. Avec une inclination particulière pour Cabu, surtout quand il y a du jambon, «parce qu’il donne toujours sa part au chien». Sigolène Vinson parle au présent, des morts comme des vivants. Arrivé en retard, Philippe Lançon bougonne parce qu’il n’y a pas assez d’exemplaires de Charlie pour tout le monde. Un concours de blagues grivoises chasse rapidement son air chagrin: la conférence de rédaction vient de commencer.
Autour de la grande table rectangulaire sont assis, de gauche à droite à partir du seuil de la porte: Charb, Riss, Fabrice Nicolino, Bernard Maris, Philippe Lançon, Honoré, Coco, Tignous, Cabu, Elsa Cayat, Wolinski, Sigolène Vinson et Laurent Léger. L’invité, Michel Renaud, est assis sur une chaise dans un coin de la pièce. Luz et Catherine Meurisse, une autre dessinatrice sont en retard. Zineb El Rhazoui, la jeune reporter, est en vacances au Maroc, Gérard Biard, le rédacteur en chef, à Londres. Antonio Fischetti, le journaliste scientifique, assiste à l’enterrement de sa tante en province. Quant à Willem, il goûte peu les conférences de rédaction.
Charb, comme toujours, enchaîne les jeux de mots et griffonne sur les feuilles du chemin de fer. «Il dessinait tout le temps, raconte Sigolène Vinson en esquissant un sourire. Ses feuilles de chemin de fer étaient géniales. J’admirais son sens du détournement. Tous ses dessins traduisaient instantanément nos échanges autour de la table.»
"J’étais emplie d’un sentiment de bonheur"
Ce jour-là, les «échanges» tournent autour du dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission, auquel est consacrée la «une» du jour. Il est question de littérature, de racisme, d’Eric Zemmour, des manifestations anti-islam en Allemagne. Certains défendent Houellebecq, d’autres s’inquiètent de la «montée du fascisme» dans la société. Il y a ceux qui parlent et ceux qui observent. Sigolène Vinson, assise à droite de la porte à côté de Laurent Léger, fait partie des plus réservés.
L’économiste Bernard Maris, qui lui fait face, l’invite à s’exprimer. Elle décline l’invitation en lui souriant timidement et se lève pour chercher du café. «A ce moment, dans la kitchenette, j’étais emplie d’un sentiment de bonheur. Malgré le boucan derrière moi, les débats parfois très sportifs entre nous, je réalisais quelle chance j’avais d’appartenir à cette rédaction, de fréquenter ces gens, si drôles, si intelligents, si gentils…»
En retournant dans la salle de rédaction, elle aperçoit Philippe Lançon enfilant son manteau, son bonnet et son sac à dos. Un jeu de mots traverse la pièce. Le dernier de la journée. «Il y avait le mot “susmentionné”, ou quelque chose dans le genre, il y avait “suce” dedans.» Charb lance à Philippe: «On fait cette blague pour que tu ne nous quittes pas.»
"On a entendu “pop pop” "
A cet instant précis, Luce Lapin, la secrétaire de rédaction, s’apprête à quitter la salle pour corriger un numéro spécial sur la gestation pour autrui. Elle a déjà un pied dans son bureau, accolé à celui de Mustapha Ourrad, le correcteur d’origine kabyle qui, après des décennies de présence sur le territoire, vient d’obtenir la nationalité française. Leurs bureaux sont séparés de la salle de rédaction par une simple porte vitrée.
A cet instant précis, «on a entendu deux “pop”. Ça a fait “pop pop”». Dans une assemblée de dessinateurs affairés à inventer des bulles, des coups de feu font forcément «pop pop». Les deux balles ont perforé les poumons de Simon Fieschi, 31 ans, le webmaster chargé de gérer le tombereau d’insultes qui affluent à la rédaction depuis des années. Son bureau est le premier qu’on rencontre quand on pénètre dans les locaux. Il sera la première victime de l’équipée vengeresse des frères Kouachi. Grièvement blessé, il a été hospitalisé dans un état critique.
Dans la salle de rédaction, un moment de flottement. «Luce a demandé si c’était des pétards. On s’est tous demandé ce que c’était.» Elle voit Franck Brinsolaro, un des policiers chargés de la protection de Charb, se lever de son bureau, logé dans un renfoncement de la pièce. «Sa main semblait chercher quelque chose sur sa hanche, peut-être son arme. Il a dit: “Ne bougez pas de façon anarchique.” Il a semblé hésiter près de la porte. Je me suis jetée au sol. “Pop pop” dans Charlie, je comprends que ce ne sont pas des pétards.»
La jeune femme rampe sur le parquet en direction du bureau de Luce et Mustapha, à
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