Pourquoi la musique, Francis Wolff, 2015

Est-il bien musical ce plaisir, ce frisson que nous éprouvons au spectacle de la virtuosité ?Le musicologue en doute. Et le moraliste, qui n'est jamais bien loin, se demande : est-elle saine,l'adoration que suscite le virtuose ? Héros solitaire triomphant des éléments naturels et se hissantau-dessus du commun des humains, auréolé de la lumière des projecteurs et d'un halo de mystère,aimé, réclamé, acclamé par tous les publics du monde, tel est l'interprète virtuose. Depuis le XVIIIesiècle, on décrit les ferveurs extatiques1 des masses pour ces dieux de chair ou ces démons de glace,Farinelli le castrat, puis Paganini, Liszt, Rachmaninov, et à leur suite toutes les stars des XXe etXXIe siècles. Leurs performances laissent les publics interdits et comme terrassés par une forcesurnaturelle. [...] Face à ces enthousiasmes naïfs, le mélomane « sérieux » fronce le sourcil [...].C'est le violoniste, mais plus encore le (ou la) pianiste, le chanteur (notamment le ténor, et plusencore le ténor di grazia) ou la chanteuse (surtout la soprano coloratura) qui déchaînent ces passionsmusicales, supra musicales, inframusicales. Mais pourquoi leurs prouesses ont-elles fait et font-ellesencore l'objet de ces cultes ? Et pourquoi eux plutôt que les trompettistes, les clarinettistes, lesflûtistes ou les violoncellistes ? [...]La virtuosité est un défi à la nature. Le danseur saute plus haut qu'on ne peut et retombe pluslentement qu'on ne doit. Comment un corps pesant peut-il contrarier la loi de la gravité ? Commentune main, faite pour saisir, peut-elle être aussi rapide et précise à seulement toucher ? Est-elle dudiable ou d'un dieu ? Comment une voix, faite pour parler, peut-elle monter si haut, si puissante et sijuste ? Voilà ce que des êtres humains ne peuvent pas faire de leurs mains ou de leur glotte2, et voicipourtant ce qu'un homme, une femme, fait de ses dix doigts ou de sa voix (Et moi-même, je me surprends à jouir, violemment et charnellement, comme d'un plaisirinterdit par la Loi (celle de son austère surmoi schönbergien ou adornien3 qui sommeille dans lamauvaise conscience de tout mélomane un peu éduqué), des triples sauts du ténor gravissant sanseffort les neuf contre-uts du «Ah mes amis» de La Fille du régiment, ou des roucoulements de lacoloratura dans «l'air des clochettes» de Lakmé, lorsqu'elle triomphe des plus risqués contre-sol1Ferveurs extatiques: Marques d'enthousiasmes extrêmes, proches de l'adoration2Glotte: Un des organes de la voix3Son austère surmoi schönbergien ou adornien: Ce qui, en l'amateur de musique, l'empêche de prendre plaisir à cequi semble facile, peu original, très lié aux émotions. Il s'agit bien d'une référence au compositeur Schönberg, dontun morceau a été écouté en classe.

avec la facilité troublante du torero4 détournant d'un imperceptible mouvement du poignet la cornequi le frôle, oui je ressens cette même tension apaisée, cette même crainte changée en soncontraire, j'en éprouve le délice comme le plus charmant des poisons[...].)Et certes, cette jouissance n'est guère musicale. Cependant, ces prouesses gymnastiques, cesentorses aux lois de la physique, ne seraient que d'ennuyeux records gratuits juste bons àhomologuer, s'ils n'étaient en même temps, indissolublement, musicaux. Se mêlent alors en

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