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Intertextualité et bilinguisme dans Limbes

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Par   •  4 Mars 2019  •  Dissertation  •  9 617 Mots (39 Pages)  •  542 Vues

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Intertextualité et bilinguisme dans Limbes / Limbo

3.1. Le choix d’écrire dans une langue étrangère

  Qu'est-ce qui pousse un écrivain à utiliser pour la création une langue autre que sa langue maternelle ?

« Je parle une autre langue : qui suis-je ? » Dans L’Arbre à dires, Mohammed Dib ouvre une interrogation : changer de langue, est-ce changer d’identité, devenir autre, ne plus être soi ? Pour quelles raisons abandonne-t-on sa langue maternelle ?

 Dib Mohammed : L’Arbre à dires, Paris, Albin Michel, 1998.

« Ce sont parfois l’histoire personnelle, les aléas de l'histoire ou « Histoire avec une grande Hache », comme disait Georges Perec. Bien des raisons peuvent déranger un écrivain à écrire dans une langue maternelle. L'écrivain exilé finit par adopter la langue du pays d'accueil, pour des raisons d'ordre pratique ou pour s’adapter au nouvel environnement linguistique et culturel. https://www.erudit.org/fr/revues/ttr/1996-v9-n1-ttr1484/037245ar.pdf

 

Samuel Beckett a écrit ses premières œuvres en France, mais en anglais, avant de poursuivre une création bilingue.

Selon Michaël Oustinoff, Beckett aurait déclaré qu’il s’était mis à écrire en français parce que dans cette langue il serait plus facile d’écrire « sans style » — ce qui n’a pas manqué de choquer, on s’en doute, les tenants du « beau style ».  On cite alors une lettre adressée à Axel Kaun en allemand, pour mieux comprendre ce qu’il faudrait entendre par là, dont voici un extrait :

« Cela devient de plus en plus difficile pour moi, pour ne pas dire absurde, d’écrire en bon anglais. Et de plus en plus ma propre langue m’apparaît comme un voile qu’il faut déchirer en deux pour parvenir aux choses ou au néant qui se cache derrière. La grammaire et le style. Ils sont devenus, me semble-t-il, aussi incongrus que le costume de bain victorien ou le calme imperturbable d’un vrai gentleman. Un masque. »

Samuel Beckett, lettre en allemand à Axel Kaun, trad. Isabelle Mitrosova, dans Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, préf. Michel Deguy, Paris, Seuil, 1994, p. 238.

Michaël Oustinoff, résume que ce passage nous permet de déchiffrer la question et qu’on peut y voir la preuve que le français a été pour Beckett le « creuset » d’une écriture qui exigeait la mise à distance fondamentale de la langue maternelle. (Clichés et auto-traduction chez Vladimir Nabokov et Samuel Beckett Michaël Oustinoff p. 109-128, http://journals.openedition.org/palimpsestes/1561?lang=fr

Nancy Huston, anglophone de naissance, a raconté dans Lettres parisiennes - « Autopsie de l'exil sa venue à l'écriture grâce au français ». (Ibid. p.213)

Elle s'est mise à écrire parce qu'une revue lui avait demandé un texte, et c'est en français qu'elle l'a rédigé, éprouvant, dit-elle un plaisir qu'elle n'aurait « même pas pu imaginer en anglais », parce que l'anglais avait été « tué par les 'tics' universitaires », qu'elle n'entendait plus sa langue, que celle-ci l'habitait « comme un poids mort » (L. Sebbar et N. Huston, 1986, p. 97).

Selon, Nancy Huston, elle a choisi du français comme langue de création pour répondre justement à un désir de sortir du « ventre » de la langue maternelle. Elle s'en est argumentée dans plusieurs textes, en particulier dans Nord perdu. Le français lui a permis d'inverser la relation avec la langue et, en quelque sorte, de « prendre le pouvoir ». « Les mots le disent bien : la première langue, la « maternelle », acquise dès la prime enfance, vous enveloppe et vous fait sienne, alors que pour la deuxième, « l'adoptive », c'est vous qui devez la materner, la maîtriser, vous l'approprier » (Huston, 2000b, p. 61).

Parmi les types d’« étrangers » que définit Tzvetan Todorov dans Nous et les autres, elle incarne l’exilé, « celui qui interprète sa vie à l’étranger comme une expérience de non-appartenance à son milieu et qui la chérit pour cette raison même », celui qui a choisi de vivre à l’étranger, « là où on “n’appartient” pas, [...] étranger de façon non plus provisoire mais définitive » (Todorov, 1989 : 450). Todorov, Tzvetan (1989). Nous et les autres, Paris, Éd. du Seuil.

La langue française « ne me parlait pas, ne me chantait pas, ne me berçait pas, ne me frappait pas, ne me choquait pas, ne me faisait pas peur. Elle n'était pas ma mère » (ibid. : 64).

Ainsi abdiquée du maternel, Nancy Huston commence à écrire des essais puis de la fiction en français. Délivrée des « affects », elle se sent libre de « s'inventer, jour après jour, année après année » (ibid. : 69).  Lettres parisiennes N. Huston

L’abandon temporaire de la « langue maternelle » en faveur du français serait lié, pour Nancy Huston, au fait que sa mère l’a abandonnée dans son enfance. « Mon salut », écrit-elle, « passait par le changement de langue » (Huston, 1995 : 264). De ces années passées en France, elle dira : « L’exotique devient familier, voire familial, et vice-versa. L’étrangère devient maternelle, et la maternelle, adoptive » (Huston, 1995 : 268). L’écriture dans une langue étrangère, pour elle, a eu une fonction de libération qu’elle exprime en ces termes : « langue étrangère, nouvelle identité » (Huston, 1995 : 265). Et elle explique encore :

« Paralysée par la fameuse angoisse de la page blanche quand j’essayais d’écrire en anglais, ma langue s’est déliée dès que je lui avais accordé la permission de se servir du français. […] Cette langue étrangère me « maternait » mieux que ne l’avait jamais fait ma langue maternelle. » (Huston, 1995, p. 218)

Pour réutiliser une expression qu'elle a utilisée dans un livre précédent, de bilingue, Nancy Huston a l'impression de se retrouver « doublement mi- lingue ». En effet, le français adopté ne reste que la langue d'emprunt. Quant à l'anglais, il s'est fané derrière le masque. « Je l'avais délaissée trop longtemps, ma langue mère ; elle ne me reconnaissait plus comme sa fille. [...] aucune mélodie ne me venait plus "naturellement" à l'esprit » (Ibid. pp 50-51).

Nancy Huston écrit encore à propos de son « état d’exil » géographique et linguistique à Paris : « Habiter un autre sol, laisser pousser d’autres racines, réinventer son histoire en rendant étrange le familier et étranger le familial » (Huston, 1995, pp 203 et 76). En parlant de cet exil choisi volontairement dans « La rassurante étrangeté », elle explique :

« Pourtant, je suis étrangère et je tiens à le demeurer, à toujours maintenir cette distance entre moi et le monde qui m’entoure, pour que rien de celui-ci n’aille complètement de soi : ni sa langue, ni ses valeurs, ni son histoire. » (Huston, 1995, p.202).

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