La maîtrise des outils rhétoriques sert-elle un projet de société ?

La Rhétorique est l’art de faire naître dans l’esprit de l’auditeur une conviction que l’on n’a pas soi-même » disait Socrate dans le Gorgias de Platon. Celui qui est en mesure de maîtriser ces outils, peut exercer une profonde influence sur le public qu’il touche. Tout le problème réside dans les bienfaits de son usage. Certains n’hésitent à employer divers procédés rhétoriques en vue de convaincre et persuader les foules. Leur ambition est de parvenir à un idéal de société auquel le lecteur doit adhérer. La rhétorique apparait alors comme un atout de taille. Toutefois, pour d’autres, une utilisation abusive de celle-ci pourrait éroder la confiance du public tout en sapant vérité et éthique. 

Ainsi, tout l’enjeu est de se demander si la maitrise des outils rhétoriques permet véritablement de soutenir un projet de société ou bien si elle le dessert.  

Dans un premier temps, il conviendra de voir comment la maitrise de ceux-ci peut participer à l’émergence de projets fondamentaux pour la société avant de porter notre attention sur les dérives que peuvent en conduire leur usage.  

        La maitrise des outils rhétoriques permet de développer un esprit critique pour penser ou repenser la société. Celui qui maitrise ces outils peut faire prendre conscience de nouvelle réalité à son lecteur. En effet, nombreux sont ceux qui ont écrit non seulement pour révéler aux yeux de tous les travers de leur société mais encore pour espérer faire changer les choses. La rhétorique, par ses discours convaincants et persuasifs a pour fin, ici, de démontrer que la société est à revoir. Certaines normes qui ont été établies devraient, aux yeux de l’auteur, être révolues. 

C’est de cette façon que pour exprimer cette opinion, l’écrivain utilisera de nombreuses figures de style et autres procédés stylistiques forts en sens qui chercheront à mettre en lumière les différents problèmes sociaux. 

Par exemple, Victor Hugo dans « Les Misérables » tend à favoriser un changement social par l’utilisation habile des outils rhétoriques. En effet, Hugo utilise la personnification pour donner une voix aux opprimés et aux démunis de la société. Il utilise les personnages de Fantine, Cosette et Jean Valjean pour incarner les différentes formes de pauvreté et de souffrance. En donnant une voix à ces personnages, Hugo suscite l'empathie des lecteurs pour leur sort et renforce ainsi son argument en faveur d'une société plus juste et équitable. Hugo emploie également l'ironie pour dénoncer l'hypocrisie qui règne au sein de celle-ci. Il se moque des institutions et des autorités qui prétendent protéger les plus faibles, mais qui, en réalité, les exploites. Ainsi, sa rhétorique vise à faire la description d’une police antipathique, pourchassant Jean Valjean qui vole « seulement » du pain pour nourrir sa famille. Cette situation souligne le manque de compassion de la société envers les pauvres et les vulnérables, élément dont le lecteur de son époque doit prendre conscience. En outre, Hugo utilise des images fortes et des métaphores pour renforcer son message. Il décrit, par exemple, les pauvres comme des "misérables" ou des "morts vivants", soulignant leur souffrance et leur exclusion de la communauté. De même, il compare la prison à un "sarcophage" pour souligner l'injustice de la peine de mort. Le message qu’a voulu susciter Hugo transcende encore les générations et influence incontestablement la conception que les populations se font d’une société juste. Sa rhétorique, dans « Les misérables » et est restera efficace à faire changer le monde.           

Un autre auteur qui s’était affairé tout autant que Hugo à véhiculer des messages à son lecteur pour travailler au bien commun est Jean de la Fontaine. La maîtrise des outils rhétoriques dans les fables permet de mettre en lumière les vertus et les vices de l'homme, tout en offrant une critique subtile de la société de son temps. La Fontaine utilise des techniques telles que l'allégorie, la personnification, la métaphore et l'ironie pour donner vie à ses personnages et à leurs actions. Cela permet aux lecteurs de s'identifier aux personnages et de comprendre les leçons morales qui sont transmises à travers leurs expériences. Par exemple, dans "Le Lion et le Rat", La Fontaine utilise la fable pour illustrer l'importance de la gratitude et de la bienveillance. En montrant de quelle façon le rat a aidé le lion en lui sauvant la vie, La Fontaine rappelle aux lecteurs que même les plus petites créatures ont un rôle important à jouer dans la vie et que la reconnaissance est essentielle pour maintenir des relations positives. Dans "Le Corbeau et le Renard", La Fontaine se sert de l'ironie pour montrer comment la flatterie peut être utilisée pour manipuler les autres. Cette fable met en garde contre les faux compliments et souligne l'importance de ne pas se laisser aveugler par les éloges flatteurs.  Par ces techniques rhétoriques, La Fontaine offre une critique subtile de la société de son temps et suggère des changements qui pourraient améliorer la vie sociale. Il souligne également les valeurs universelles telles que la gentillesse, la gratitude et l'intégrité qui sont importantes pour une société saine et juste. Ainsi, la maîtrise des outils rhétoriques chez La Fontaine comme chez Hugo participe à l’instauration de véritables projets de société en encourageant le lecteur à adopter des comportements vertueux pour travailler au bien commun.                                              

        Si la maitrise des outils rhétoriques est un moyen de critiquer la société de son époque, elle contribue aussi à la tolérance culturelle et au respect de la diversité. En effet, pendant longtemps, la culture européenne était considérée comme la seule légitime d’exister, a tel point qu’une hiérarchie des cultures s’était établit. Par la maitrise des outils rhétoriques, certains auteurs avaient ainsi pour idées de briser cette illégitime hiérarchie. L’idée était de favoriser une société davantage tournée vers l’inclusion plutôt que l’exclusion de toutes les populations qui n’était pas reconnues. La rhétorique détient le pouvoir de briser les stéréotypes, elle persuade le lecteur d’adopter une perspective plus ouverte et compréhensive des lectures étrangères. Par exemple, dans son essai "Des cannibales", Montaigne utilise la rhétorique pour défendre une vision alternative de la civilisation et de la société européennes, en comparaison avec la culture des cannibales du Nouveau Monde. Il remet en question les préjugés et les valeurs de son époque, pour encourager les gens à adopter une opinion nouvelle et tolérante des cultures, Son œuvre est ainsi rempli d’arguments rhétoriques convaincants. L'ironie lui permet de mettre en lumière les contradictions de la culture européenne. Il critique la pratique européenne de la guerre et des conquêtes, explicitant le fait que les Européens font la guerre pour conquérir des terres et des richesses, mais qu’ils ne sont pas forcément plus heureux que les peuples amérindiens qui n'ont pas de tels objectifs. Il écrit : « Ils ne portent ni chemises, ni chausses ; ils n'ont ni métal, ni plomb, ni fer ; leur nourriture est leur seul bien, leur seul trésor. » Il use aussi de nombreuses comparaisons qui mettent en évidence les différences culturelles. Il compare les peuples amérindiens aux Grecs et aux Romains de l'Antiquité, soulignant que les peuples amérindiens ont une culture sophistiquée, même si leurs coutumes sont différentes de celles des Européens : "Nous avons certes plus de savoir et plus de science, mais nous ne sommes pas plus sages qu’eux". Montaigne, par sa maitrise des outils rhétoriques, véhicule ainsi un message de paix, bénéfique à la société dans son ensemble. Le lecteur, plus encore le citoyen, comprend qu’il faut savoir respecter les cultures différentes de la sienne, quoi de mieux que la rhétorique pour le convaincre de cela. 

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