Commentaire de l'extrait du Paradoxe d'Anderson, Manoukian

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Madame, le poste que vous occupiez dans notre société a été supprimé pour raisons

économiques. Merci de prendre contact avec notre administration.

Cordialement.

   Elle compte les mots. Vingt-trois en incluant « Cordialement », une vraie tache en bas 

de la lettre. C’est idiot de licencier « cordialement ». Pourquoi pas « Avec notre sincère 

amitié » ou «En espérant avoir le plaisir de vous revoir bientôt»? Encore des formules 

d’écoles de commerce.

   Elle vérifie la définition sur son téléphone. Le réseau mouline. « CORDIALEMENT : 

de façon bienveillante, chaleureuse, du fond du cœur.»Tu parles! Va dire ça aux 

enfants… « Le patron de maman l’a renvoyée du fond du cœur. » « Il nous abandonne 

Chaleureusement. » « Toute l’équipe de Direction vous met dans la merde en toute amitié. »

   Sans la tache du «Cordialement», ça fait vingt-deux mots. Un par année passée à l’usine et aucun pour la réconforter. Pas un « Merci », à part celui de bien vouloir se présenter à l’administration. Elle pense aux vies déchirées en même temps que les enveloppes. Les lâches ! Même pas un nom ou une signature, seulement un cachet : « La Direction générale.»

   Aline n’a pas le courage de reprendre la route. Elle compte les lettres maintenant. Cent 

trente-quatre, sans les points et la virgule. Ça lui saute aux yeux : si elle enlève 1 à 3 ça fait 2, reste 24, et 24 à l’envers ça fait 42, juste son âge dans deux jours. Joyeux 

anniversaire, merci pour le cadeau! Elle se déteste, s’engueule : « Bon courage pour 

trouver du travail, ma vieille! En toute amitié, personne ne va vouloir de toi. Pas dans 

l’Oise en tout cas. Qu’est-ce que tu sais faire à part des chaussettes ? Rien, tu t’es fait 

avoir toute ta vie.»

Le Paradoxe d’Anderson, Pascal Manoukian, éditions du Seuil, 2018.