« L'on parle d'une région », fragment 74 (I), De la cour
Cours : « L'on parle d'une région », fragment 74 (I), De la cour. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar aasbj • 19 Octobre 2024 • Cours • 4 444 Mots (18 Pages) • 16 Vues
« L'on parle d'une région », fragment 74 (I), De la cour
L'on parle d'une région[1] où les vieillards sont galants[2], polis[3] et civils[4] ; les jeunes gens au contraire, durs, féroces[5], sans mœurs[6] ni politesse : ils se trouvent affranchis[7] de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes[8], et des amours ridicules. Celui-là chez[9] eux est sobre et modéré, qui ne s'enivre que de vin : l'usage trop fréquent qu'ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l'eau-forte[10]. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules, qu'elles étalent avec leur gorge[11], leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers[12], qu'ils préfèrent aux naturels et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête : il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu'on ne connaisse[13] les hommes à leur visage. Ces peuples d'ailleurs ont leur Dieu et leur Roi : les Grands de la nation s'assemblent tous les jours, à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment église[14] ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu'ils appellent saints, sacrés et redoutables ; les Grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent[15] debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune[16], et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur appliqués. On ne laisse pas[17] de voir dans cet usage une espèce de subordination[18] ; car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment ***[19] ; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle[20], et à plus d'onze cents lieues[21] de mer des Iroquois et des Hurons[22].
Introduction
Voir page 139 ;
Ajoutez que le regard étranger permet de proposer une description faussement naïve (par exemple, la description de « chevaux étrangers » est naïve, on appelle cela une perruque). Cela permet de créer un registre de la fausse interrogation critique naïve, ce qu’on appelle l’ironie, du grec ancien εἰρωνεία, eirôneía : « action d’interroger en feignant l’ignorance ».
Problématique
Quels procédés utilisent LB pour proposer une description critique des usages de la cour ?
Mouvements
- ligne 1 à 8 : un regard étranger faussement naïf
- ligne 8 à 16 : la dénonciation du culte de l’apparence
- ligne à 16 à 26 : la critique d’une organisation sociale
Lecturevoir p 139
Premier mouvement : ligne 1 à 8 : un regard étranger faussement naïf
l. 1
Dans ce texte, La Bruyère feint un étranger qui se lance dans une description presque ethnologique de la cour de France, qu’il met ainsi à distance comme s’il s’agissait d’une société lointaine et nouvellement découverte, objet de curiosité et donc d’observation. Il y parvient à l’aide du pronom indéfini «on», et surtout de l’utilisation du déterminant indéfini «une », « une région» pour décrire Versailles, Le discours de La Bruyère se donne des allures scientifiques en proposant une typologie des habitants de ce pays: d’abord «les vieillards», puis «les jeunes gens»; viendront ensuite «les femmes du pays».
Le ton froidement scientifique et descriptif qui convient à l’ethos de l’ethnologue étudiant une peuplade nouvelle n’est en réalité qu’apparent et, dès ces premières lignes, la dimension satirique du propos de La Bruyère se fait jour derrière les connotations des adjectifs qu’il choisit. Ainsi, les attributs renvoyant aux vieillards sont très laudatifs (« galants », « polis », « civils ») même si l’éloge tourne court: il s’agit de trois synonymes et la politesse semble être bien la seule qualité observable dans ce microcosme versaillais.
l. 2
Les adjectifs associés aux jeunes gens et à leurs comportements sont systématiquement péjoratifs : « durs », «féroces » (voir note), phrase longue, accumulation, énumération.
l. 4
« ridicules » (et il est légitime de s’interroger sur la nature de ces « amours ridicules »: s’agit-il d’une référence aux nombreux adultères qui se jouent à la cour, y compris de manière presque officialisée par l’habitude des Grands, et même du roi, à afficher des maîtresses ? ou bien d’une évocation déguisée des relations homosexuelles de certains Grands, comme Monsieur, le frère du roi ?).
L 5 à 8
La Bruyère se plaît aussi à évoquer le caractère souvent désabusé des courtisans à qui il faut des distractions toujours renouvelées et des émotions toujours plus fortes (voir le jeu d’antithèses entre « sobre », « modéré», « insipide », « éteint » et « violentes »).Exagération, certain humour.
l. 7-8
Lorsque le terme fortement connoté «débauche» intervient, le lecteur est surpris par la rupture de tonalité mise en œuvre: le narrateur exprime à travers ce mot un jugement de valeur hautement dépréciatif. (LB est un moraliste) La formule «il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte» montre un narrateur qui rompt avec l’objectivité du scientifique pour s’autoriser un commentaire personnel aussi humoristique que piquant sur la propension à l’alcoolisme des jeunes gens qu’il décrit, prêts à boire n’importe quel liquide, aussi fort soit-il, et même non potable! Ils recherchent des sensations fortes et ont un comportement blasé qui fait que l'on peut les apparenter aux libertins. Les jeunes gens sont essentiellement intéressés par les plaisirs des sens.
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