Denis DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville, 1779, « Discours du vieillard tahitien » (extrait)

Lecture linéaire –

Denis DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville, 1779,

« Discours du vieillard tahitien » (extrait)

        Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon ; qui es‐tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? Avons-nous pillé ton vaisseau ? T’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? T'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes.

Lecture linéaire –

Denis DIDEROT, Supplément au voyage de Bougainville, 1779,

« Discours du vieillard tahitien » (extrait)

A la demande du roi Louis XV, Louis Antoine de Bougainville dirige plusieurs expéditions dans le Pacifique afin de découvrir et d’explorer des terres, avec pour ordre de prendre possession de celles qui n’auraient pas encore été conquises par les nations concurrentes d’Europe, telle que la Hollande. Premier navigateur français à faire le tour du monde, Il relate son voyage dans son journal de bord, qui connaît un vif succès à sa parution en 1771. L’année suivante, Denis DIDEROT, philosophe, auteur et penseur politique, publie son Supplément au voyage de Bougainville ou Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas. Dans cet ouvrage, l’auteur invite à observer l’expédition de Bougainville sous le point de vue des autochtones, et à questionner notamment la notion de colonisation et d’esclavage, dix ans à peine avant la Révolution Française et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

L’extrait soumis à notre étude  intervient au chapitre II et fait intervenir un vieillard tahitien, figure de la sagesse, qui jusque-là ne s’était pas prononcé au sujet de la venue des Européens. Alors que Bougainville s’apprête à repartir et que les Tahitiens rassemblés pleurent son départ, il prononce à leur encontre un long discours à la tonalité éminemment polémique, dont nous étudierons un extrait.

                                                      LECTURE EXPRESSIVE ICI  .

Nous verrons ici  de quelle manière DIDEROT dresse un plaidoyer engagé en faveur de la liberté et de la tolérance.

LES MOUVEMENTS DU TEXTE : Nous dégagerons trois mouvements dans cet extrait :  Après avoir dressé un bilan de leur passage parmi eux (l. 1 à 10), le vieillard s’insurge contre la notion-même de colonisation (l.10 à 19) avant de réclamer l’égalité et le droit au respect mutuel entre les peuples (l.19 à 26).

OU :                                                    LECTURE EXPRESSIVE ICI 

Ier mouvement : Un bilan désastreux (l.1 à 10)

• A qui s’adresse ce discours ? Comment est désigné ce destinataire ?
• Relevez le parallélisme anaphorique dans l’emploi des pronoms : à quoi sert ce parallélisme ?
• Quelles sont «les valeurs» associées à «nous» et à l’inverse quels défauts caractérisent «tu» ?

Ce discours est adressé à Bougainville il est désigné comme le chef des brigands.

Cette phrase est une périphrase il nous indique dès le départ le point de vue du colonisateur.

à Bougainville le à est un COI.

Le parallélisme anaphorique dans l'emploi des pronoms est le suivant :

• "Nous" est utilisé pour désigner le groupe auquel le locuteur appartient.
• "Tu" est utilisé pour désigner Bougainville, le destinataire du discours.

Ce parallélisme sert à renforcer l'opposition entre le groupe du locuteur et Bougainville, en mettant en évidence les valeurs associées à chacun.

Les valeurs associées à "nous" sont :

• Innocence : Le locuteur affirme que leur groupe est innocent et heureux, suivant le pur instinct de la nature avec des termes mélioratifs ( innocent,heureux,libre…)
• Le Partage : Ils partagent tout, y compris leurs femmes, et vivent en harmonie. «Tout est à tous» est un polyptote ( regarder sa def)
• Idéal d’une relation plus proche de la nature «pur instinct de la nature» cela se nomme le mythe du bon sauvage.

Les défauts attribués à "tu" (Bougainville) sont :

• Bougainville est qualifié de "chef des brigands" et est accusé de nuire à leur bonheur en tentant d'imposer des distinctions et d'effacer le caractère naturel de leurs âmes.
• Féroce : Il est accusé de devenir féroce entre les femmes du groupe et d'allumer des fureurs en elles.
• Division : Bougainville est accusé d'avoir provoqué des conflits entre les femmes et d'avoir incité les membres du groupe à s’entre-tuer pour elles.
• Esclavage : Il est reproché à Bougainville d'avoir enfoui le titre de leur futur esclavage dans leur terre en prêchant des distinctions du "tien" et du "mien."
• légère ironie avec les phrases «futur esclave» L10 et «nous Sommes libres» L8.

En résumé, "nous" est associé à l'innocence, à la communauté et à la liberté, tandis que "tu" (Bougainville) est caractérisé par de la démesure , la division, la fureur, la férocité et l'esclavage.

...