Analyse du poème Complaintes litanies de mon Sacré-Coeur de Jules Laforgue
Commentaire de texte : Analyse du poème Complaintes litanies de mon Sacré-Coeur de Jules Laforgue. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar annacoumoul • 7 Juin 2023 • Commentaire de texte • 4 015 Mots (17 Pages) • 306 Vues
Analyse du poème Complaintes litanies de mon Sacré-Coeur de Jules Laforgue
Le poème Complainte litanies de mon Sacré-Coeur est le 45e poème du recueil Les Complaintes de Jules Laforgue, poète français du XXe siècle. Paru en 1885, soit deux ans avant la mort du poète, ce poème s’inscrit dans une suite de “Complaintes” diverses et variées, sur des sujets tels que l’amour, la vie sociale, les conditions de l’existence humaine etc. Atteint d’une grave maladie, Jules Laforgue s’éteint en 1887, à l’âge de 27 ans seulement. Sa poésie est à l’image de sa vie : mélancolique, empreinte d’un grand sentiment de “spleen” et de malheur. Poète inclassable, Laforgue se démarque des autres poètes de son temps, oscillant entre romantisme, modernisme, décadentisme… Sa poésie, avangardiste pour son époque, et qui rappelle ce que feront plus tard les surréalistes, est souvent considérée comme hermétique, comme si le poète ne cherchait pas à s’adresser à un lecteur, presque comme si l’idée même qu’il puisse exister un lecteur ne l’avait pas traversé. C’est du moins le sentiment qu’il cherche à donner. Pourtant, bien que le message soit souvent difficile à saisir, le poète parvient à transmettre au lecteur les sentiments qu’il éprouve. Ainsi, nous pourrions qualifier la poésie de Laforgue de poésie “sensitive”, où la sonorité des mots qu’il emploie est plus importante que leur sens et leur compréhension. C’est sous cet angle que nous analyserons ce poème de Jules Laforgue, en tentant de comprendre par quels procédés parvient-il à transmettre, volontairement ou non, les sentiments qui l’habitent et le hantent, et dont lui-même n’a pas les clés de compréhension.
La première chose qui nous frappe à la lecture du poème est cette forme de dégoût que le poète semble avoir pour lui-même, cette souffrance qu’il ne cherche pas à dissimuler au profit de la beauté du poème, mais qu’il met au contraire volontairement en avant. Il semble même avoir une méfiance vis-à-vis de la beauté, comme s’il n’était pas légitime à écrire quelque chose de “beau”, d’esthétique. Tout au long du poème, nous retrouvons un champ lexical de la souffrance, du mal-être, avec des mots tels que “cancer”, défunts”, “dégoût”, “noyé”, “néant”, “souffrir”, “vide”… afin de mettre en lumière une sorte de nullité par laquelle il se sent envahi. Pour cela, Laforgue ne cherche pas à élaborer une poésie complexe, mais opte au contraire pour la structure la plus simple et la plus classique du poème, avec des alexandrins et des rimes suivies. Cette démarche démontre une volonté de sa part de mettre en adéquation la forme de son poème et son état d’esprit au moment où il l’écrit : nous comprenons au travers du texte qu’il se sent misérable, presque illégitime, par rapport au monde de la poésie, et qu’il ne cherche en aucun cas à écrire un “grand” poème, mais simplement à s’exprimer au travers de celui-ci. Toutefois, cela ne l’empêche pas de rendre hommage à ce genre littéraire, en y distillant de nombreuses références.
Dès la première strophe, Laforgue parle de “Prométhée et Vautour”, faisant référence au mythe de Prométhée, qui raconte qu’après avoir volé le feu sacré de l’Olympe pour en faire don aux humains, il s’est vu condamné par Zeus à se faire dévorer chaque jour le foie par un vautour. Mais, contrairement au mythe, c’est ici son coeur lui-même qui se dévore : cela montre que son coeur est son propre mythe, son propre mystère, dont lui-même ne possède pas toutes les clés. Le poète évoque ensuite au vers 9 l’empereur grec Néron, qu’il qualifie dans un autre de ses poèmes, Litanie, de “tyran morne”, et qui symbolise, depuis la publication des Essais de psychologie contemporaine de Bourget, la décadence, dont Laforgue se réclame. Nous pouvons nous demander également si cette référence à Néron n’était pas un clin d’oeil au vers célèbre de Desportes : “Mais vous, belle tyranne, aux Nérons comparable”, très critiqué par Malherbe dans un Commentaire faisant ressortir les “cacophonies” à éviter dans un alexandrin ( “Tira noz nez, paroles mal rangées” ). Or, le vers de Jules Laforgue semble sonner également volontairement “faux” ; Mallarmé dit à son propos que “Laforgue nous initia au charme certain du vers faux”. Au vers 12, le poète parle du “Spleen”, faisant directement allusion au spleen baudelairien, et qui signifie l’angoisse, la mélancolie, le mal-être… Enfin, au vers 21, Laforgue évoque le “Styx de nos arts danaïdes”, le Styx désignant dans la mythologie grecque le fleuve menant aux enfers, et les danaïdes faisant référence aux filles de Danaos, condamnées à remplir une jarre sans fond après avoir tué leurs jeunes époux le soir de leur noce. Toutes ces références mettent en avant un mélange de la culture “classique”, avec l’évoquation de nombreux symboles mythologiques, et d’une culture plus contemporaine, faisant allusion à Beaudelaire, à la littérature etc. Cela démontre également d’une véritable volonté de savoir et de connaissance de la part du poète. Bien que son poème soit une complainte fondée principalement sur le pathétique et sur le sentiment de misérabilité et de nullité qui l’étouffe, il s’est toutefois beaucoup renseigné et cultivé pour écrire ce poème (il dit d’ailleurs au vers 6 “Mon Coeur est un lexique où cent littératures”), comme s’il voulait faire vivre cette culture au travers de sa poésie.
Cette organisation du poème voulant montrer la nullité, la mettre à nu, cet état d’esprit négatif peut nous faire penser à la poésie de Michel Houellebecq, poète contemporain. En effet, s’il est connu pour être le fondateur du mouvement littéraire du “dépressionisme”, il s’emploie à consigner méticuleusement dans ses oeuvres les stigmates de la souffrance humaine, de la condition humaine. Cet état d’esprit sombre, négatif, semble être une caractéristique commune entre les deux poètes. De plus, contrairement à la plupart des poèmes, ce poème de Laforgue ne semble adressé à personne. Nous comprenons d’ailleurs que ce n’est pas vraiment lui qui parle, mais son coeur : le poème ne serait pas moins qu’un cri du coeur, un cri de souffrance et de désespoir qu’il ne pourrait contrôler. Cela pourrait expliquer pourquoi Laforgue n’a pas cherché à élaborer une construction complexe de son poème, mais a au contraire cherché la plus grande simplicité : cela donne l’illusion de quelque chose de plus “naturel”, de non réfléchi, de non construit, qui est juste l’expression d’un sentiment sur l’instant, qui n’aurait pas été mûrement réfléchi et travaillé. D’ailleurs, si l’on analyse la forme du poème, nous pouvons observer que les strophes sont binaires, ce qui rappelle les rythmes des battements du coeur. Le poète est à la fois très présent et en même temps totalement absent du poème. Comment savoir si tout ce qu’on y lit retranscrit une vérité, ou bien si ce ne sont que les hallucinations d’un coeur malade, d’un “cancer sans coeur” qui se “grignote lui-même”, “vidé d’âme et d’essors” ? Il parle d’ailleurs d’“instinct” et de “hasard”. Il y a ici une sorte de mise en abyme, de double-énonciation à la fois du coeur qui parle et se livre, et du poète qui nous rappelle de ne pas trop y croire, car tout cela est “altéré”. Cela nous fait ressentir d’autant plus sa solitude, son impuissance face à lui-même et à ses sentiments qu’il ne contrôle plus. Il semble étouffer, comme si le poème qu’il était en train d’écrire était une sorte de débordement, d’explosion (il ne faut pas oublier qu’il s’agit du 45e poème de son recueil Les Complaintes, ce qui signifie qu’il y a sûrement une gradation entre le premier poème du recueil et le dernier). La strophe numéro 2 traduit bien ce sentiment de “trop-plein” qui semble l’envahir : bien que tous les vers soient écrits en alexandrins, le troisième semble pourtant plus long que les autres, créant un étonnement chez le lecteur. Laforgue joue en réalité sur la règle des “e” muets en versification afin d’ajouter plus de syllabes qu’accoutumé dans son vers : il “entasse” des pieds dans son alexandrin, comme il semble “entasser” des défunts dans l’“urne” de son coeur, ainsi que leur souvenir (parle de “berceaux” et de “parfums”) qu’il cherche en vain à faire taire. Cette urne est pleine à rabord, remplie de deuil et de chagrin, et il nous le fait ressentir en écrivant un alexandrin qui “déborde”.
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