Le Changement D'alphabet En Turquie En 1928 Vu Par Eugène Pittard
Dissertation : Le Changement D'alphabet En Turquie En 1928 Vu Par Eugène Pittard. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar falulah • 8 Décembre 2012 • 2 289 Mots (10 Pages) • 1 715 Vues
Le changement d’alphabet en Turquie (1928) vu par Eugène Pittard
En 1931 est publié le livre À travers l’Asie Mineure. Le visage nouveau de la Turquie, écrit par Eugène Pittard (1867-1962), un anthropologue suisse turcophile passionné par la jeune République turque et fasciné par son dirigeant, Mustafa Kemal avec qui il viendra à sympathiser.
L’auteur publie ses notes de voyage après avoir été témoin du passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin en 1928, un événement qui s’inscrit dans la continuité des réformes kémalistes en Turquie.
Ces réformes, que l’on a surnommé la « Révolution kémaliste », commencent avec l’abolition du califat en 1924. Mustafa Kemal entend se donner une organisation moderne et laïque sous le modèle européen et il procède donc à l’abolition des ordres religieux, à l’interdiction du port du voile, des costumes orientaux, il remplace la shari’a par un code civil (qu’il emprunte à la Suisse), il s’inspire du code commercial allemand et s’inspire de l’Italie de Mussolini en ce qui concerne le code pénal . L’on peut donc bien voir ici l’influence occidentale. Les Turques deviennent bientôt éligibles et ont, dans la loi, accès à tous les métiers. Eugène Pittard assiste donc à la naissance d’une nation moderne, plus en avance même que certains pays européens.
Le texte nous montre la progression du passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin (il faut d’ailleurs rappeler que l’on avait déjà proposé une réforme de la langue pendant la période des Tanzîmât , seule la mise en œuvre est donc nouvelle), progression qui se fait à une allure prodigieuse (la langue elle-même est altérée) et, selon l’auteur, majoritairement avec l’approbation de l’opinion publique. C’est un texte qui célèbre ce changement radical (l’on perçoit notamment une sorte de fascination pour Mustafa Kemal) et qui vaudra à l’auteur l’estime des kémalistes bien qu’il souligne également les bouleversements que cette réforme entraînera. La question ici est comment ce texte rend-il compte de la naissance de la Turquie moderne ? Comment une telle transformation a-t-elle été possible et pourquoi ne s’est-il pas produit une forte résistance de la part de la société traditionnelle ottomane ?
Cet extrait des notes de voyage de Pittard rend compte de ce qu’il appelle le « visage nouveau de la Turquie » avec une forte volonté de rompre avec le passé pour faire émerger une nation turque moderne avec à sa tête, Mustafa Kemal. Plus précisément, le sujet principal du texte est le changement d’alphabet que l’on peut qualifier de véritable révolution avec une mobilisation générale de la part de l’appareil politique, mais il ne faut pas oublier que cette révolution est imposée pour donner naissance à une nouvelle culture sous influence occidentale. Cette révolution suppose enfin un grand bouleversement que ce texte élogieux mentionne brièvement ; nous pouvons même dire qu’il y a une sorte de continuité avec le passé plus qu’une rupture mais dont le résultat, irréversible est l’oubli d’une culture.
L’abolition du califat en mars 1924 efface les dernières traces de l’ancien régime et marque pour la première fois une volonté de rompre avec le passé de l’Empire Ottoman. Après cet événement viennent les réformes kémalistes qui sont le contexte dans lequel le changement d’alphabet a eu lieu et qui sont également une continuité de cette rupture. « […] se détourner de l’ancien alphabet pour acquérir la connaissance du nouveau, c’est passer d’une culture qu’on voudrait périmée, à une autre, qu’on envisage comme le directeur de la Turquie nouvelle » (ll. 60-62). Cette culture dite périmée est une référence à l’alphabet arabe mais aussi à tout ce que cet alphabet renvoie, c’est-à-dire à la culture islamique. Le changement d’alphabet est un moyen d’isoler la Turquie de la tradition ottomane islamique et de la tourner vers l’Occident . L’auteur en est bien conscient, le temps des califes est fini, place à la laïcité (il est d’ailleurs contradictoire que Mustapha Kemal garde son titre de Ghazi, le guerrier de la foi) et à un mode de vie nouveau. Il y a un désir de nouveauté intense ainsi qu’une volonté d’unification très grande. C’est un changement radical qui entraîne l’émergence de la nation turque moderne.
La fin de l’Empire Ottoman met également un terme à son caractère multiethnique. Ce n’est plus une confédération de peuples mais un Etat fondé sur une ethnie turque, dirigé par des Turcs . Ainsi, ce changement d’alphabet est aussi une manière de se distinguer, de créer une identité nationale propre à tous les Turcs. C’est un nationalisme turc que l’on voit dans les lignes 24 à 25 : « L’arabe et le persan qui formaient comme une sorte de tatouage indélébile sur notre langue, qui était pour nous comme une marque de servitude asiatique, nous devons nous en libérer ». Ce n’est plus une nouvelle façon d’écrire, mais un nouveau langage. Ce langage kémaliste prétend démolir les murs de la langue de la cour ottomane (où les Turcs n’étaient pas toujours majoritaires) au profit d’une langue commune et compréhensible pour tous. Cette unification idiomatique est d’ordre idéologique, elle a un fort sentiment national et elle se superpose également à la sphère religieuse.
Mais le véritable « visage nouveau » de la Turquie, le décideur de ces événements est Mustapha Kemal. Il n’est pas encore appelé « Atatürk » mais il n’en reste pas moins admiré. «Il y a pour entrer dans les vues du Ghazi, des efforts touchants de toutes les classes de la société turque » (ll. 65-66). Atatürk est en train de naître, il n’est pas encore appelé de la sorte mais la figure paternelle est bien là et on ne s’étonne pas de le voir « […] dresser sur la place publique, une planche noire, et convi[er] à une leçon tout le peuple assemblé » (ll. 130-131) à Siwas au centre de la Turquie. Il avait d’abord utilisé l’identité musulmane pour unifier les Turcs et les Kurdes et pour être apprécié du monde musulman (c’est un Ghazi, un guerrier de la foi), pour ensuite changer de stratégie et sacrifier le religieux au bénéfice d’une identité nationale turque et laïque sans concessions tout en niant l’identité kurde, un problème qui subsiste jusqu’à nos jours. Cette laïcité acquerra un ton fanatique et se transformera ironiquement en une sorte de religion urbaine moderne. La « révolution culturelle » est imprégnée de cette même ferveur que l’auteur du texte reflète bien. Mustafa Kemal est fascinant et il entretient cette image avec soin. Il est
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