Le roman: maître de la fiction.
Dissertation : Le roman: maître de la fiction.. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar ffaaffaabb77 • 10 Avril 2016 • Dissertation • 6 329 Mots (26 Pages) • 949 Vues
Roman et Histoire
COMMUNICATION DE LUCIEN GUISSARD
À LA SÉANCE MENSUELLE DU 13 JANVIER 1990
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oman ces deux et Histoire : la rencontre de ces deux mots, de ces deux concepts, de ensembles complexes, peut faire penser d’abord à ceci : qu’est venu apporter ce genre appelé « roman », toute cette littérature à nulle autre pareille, dans l’Histoire des hommes ? Cela poserait la question du statut historique de la littérature, celle du roman en particulier, surtout à l’époque moderne qui est l’époque de sa plus grande expansion. On n’aura pas dit grand-chose d’original en constatant que le genre romanesque accompagne, ou exprime, ou corrobore, le mouvement de démocratie culturelle et politique. On a dit aussi : littérature populaire, en pensant à la diffusion de masse, comme à la mise en scène des milieux dits « populaires », alors que, dans le même temps, une certaine école critique, plus ou moins influencée par le marxisme, faisait ressortir fortement les connivences du roman, comme de la littérature classique, avec une culture cataloguée bourgeoise.
Ce n’est pourtant pas dans cette direction que je souhaite m’aventurer aujourd’hui. Je me contenterai d’évoquer, parce que l’éclairage me parait suggestif, l’idée émise par Milan Kundera, dans ce remarquable essai : L’art du roman1. Le romancier tchèque écrit : « Quand Dieu quittait lentement la place d’où il avait dirigé l’univers et son ordre de valeurs, séparé le bien du mal et donné un sens à chaque chose, don Quichotte sortit de sa maison et il ne fut plus en mesure de reconnaître le monde. Celui-ci, en l’absence du Juge suprême, apparut subitement dans une redoutable ambiguïté ; l’unique Vérité Divine se décomposa en centaines de vérités relatives que les hommes se partagèrent. Ainsi le monde des temps
1 Gallimard, 1986.
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modernes naquit et le roman, son image et modèle, avec lui... Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérités relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imaginaires appelés personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l’incertitude, cela exige une force non moins grande. »
Ce que propose le romancier, cette « sagesse du roman », qui serait bonne pour la conduite de l’esprit humain, dans sa variété européenne, est moins étranger qu’il n’y paraît à la deuxième manière de comprendre le rapport Roman-Histoire, celle qui va retenir notre attention. Je veux parler des œuvres littéraires désignées sous l’appellation pour le moins équivoque : « romans historiques ». Cette production romanesque est, de nos jours, assez abondante ; elle inspire des remarques sur son originalité contemporaine ; elle est pour la critique un domaine que celle-ci n’explore guère ou pas du tout, non pas que les critiques passent sous silence tous les romans historiques, mais ils n’opèrent pas entre ces livres les rapprochements qui s’imposeraient ; ils ne semblent pas percevoir — ceci est, pour moi, un manque de sens synthétique — dans quelles directions pourrait être menée une étude quelque peu méthodique du genre littéraire tel qu’on le pratique aujourd’hui. J’aimerais procéder à un simple repérage de quelques points éclairants, ou à éclairer, de nature à structurer un essai critique, comparable à ceux qu’ont inspirés la biographie, le livre de voyage, la science-fiction, le roman fantastique, etc.
Le temps de l’incertitude, l’éclatement des vérités, dont Kundera fait le signe distinctif de la modernité, ont trouvé dans le roman leur expression et un stimulant, autant que dans beaucoup d’œuvres de spéculation ou de savoir. La littérature romanesque, quand elle s’est mise à utiliser les personnages historiques, les événements historiques, aura été l’illustration de la relativité. Lectures marginales de l’histoire, commentaires à tous risques d’un objet qui relève d’une toute autre connaissance, excroissances poétiques, fantastiques, délirantes, ou complément plus grave, plus crédible, apporté à l’histoire historienne, les romans historiques donnent au temps passé l’écho idéologique que pas mal de romans d’une autre nature donnent à nos interrogations présentes, et l’interrogation humaine a ceci de notable qu’elle affronte les mêmes énigmes en tous temps.
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Le sens du relatif nous est suggéré, à nous profanes, par les historiens eux- mêmes, spécialement les biographes. Nous voyons se succéder les « vies » d’écrivains, d’hommes politiques, d’artistes et il arrive que nous nous demandions si les biographes traitent bien du même personnage. Réaction naïve, certes, mais dont la naïveté est décapante. Quand on a fait la part de la recherche toujours plus poussée, des documents nouveaux, des archives sorties de leurs tiroirs, de la technique historienne qui a changé ses instruments et ses sources de lumière, on n’en reste pas moins fondé à estimer que la « vie » n’est jamais écrite, que le visage n’est jamais arrêté sur image, que la personnalité n’est jamais réduite à un portrait. Les réhabilitations et les déboulonnages sont assez chers au cœur de nos maîtres à penser. Et quand on affirme avoir tout dit de quelqu’un comme Franz Kafka, à qui on a fait subir tous les examens de toutes les idéologies critiques, il survient encore un essayiste-biographe pour nous persuader que Kafka est inconnu (voyez le Kafka, de Régine Robin2).
Il y a, au bout de toute enquête sur les hommes et les faits, l’utopie de la vérité historique, celle du « vrai Kafka » ou du « vrai Molière ». Sans l’utopie, l’Histoire ne serait pas recommencée dans sa traduction écrite. Le « roman historique », dont on peut affirmer tout de suite qu’il ne prend plus son modèle chez Alexandre Dumas, évolue entre l’utopie du vrai et la relativité des vérités. Il y évolue comme dans un territoire idéal, qui ouvre devant la fiction l’innombrable foisonnement des possibles. C’est qu’il s’octroie les libertés de la fiction et dès lors toutes les dérives sont à prévoir, toutes les divagations, toutes les interprétations d’une réalité que l’historien traduit avec des mots et cela s’appelle « l’histoire », toutes les additions de personnages ou de péripéties qui n’auront d’historique, peut-être, que l’environnement, l’atmosphère, la « couleur locale », le folklore.
Ainsi se profile une troisième appréhension du rapport Roman-Histoire, mais cette fois avec l’intrusion de ce parasite, l’histoire (avec la minuscule), les histoires qu’on invente, la matière première du conteur. Bien embarrassante multiplicité sémantique dans ce mot : « histoire » en langue française ! Embarrassante et tout indiquée pour un secteur de l’activité intellectuelle où l’historique et le littéraire, le réel et la fiction, en réclamant des frontières à respecter, sont en continuelle compromission, puisqu’il faut bien passer par le
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