Le tableau de Delacroix vue à la lumière de l'oeuvre de Shakespeare
Commentaire d'oeuvre : Le tableau de Delacroix vue à la lumière de l'oeuvre de Shakespeare. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar franfran80 • 4 Mars 2018 • Commentaire d'oeuvre • 3 333 Mots (14 Pages) • 1 623 Vues
Le tableau
Hamlet et Horatio au cimetière, Delacroix, 1839
[pic 1]
Hamlet et Horatio au cimetière
Ce tableau, conservé à Paris au musée du Louvre, est une peinture sur toile de 81 cm de hauteur et de 66 cm de largeur réalisée en 1839 par Delacroix. Il représente la première scène de l’acte V d’Hamlet, à laquelle le peintre s’est particulièrement intéressé. Cette œuvre témoigne de son intérêt pour l’univers shakespearien et de son intimité avec Hamlet. Delacroix fait une illustration de la scène du cimetière qui démontre sa profonde compréhension de l’œuvre et traduit le texte de Shakespeare en image, ce texte qui est une source d’inspiration du peintre romantique et littéraire. Le tableau représente à la fois un moment précis et la scène toute entière : le court instant où le fossoyeur tend le crâne de Yorick et la méditation triste et profonde d’Hamlet sur le gouffre de la mort.
A) Une méditation sur la mort
1) Une scène lugubre
Le paysage est simple et ne s’étend pas beaucoup au-delà des personnages. Cet arrière-plan et ce cadrage réduits à l’essentiel mettent d’abord en avant le groupe de personnages. Mais ce paysage très intense et sans ostentation semble respirer la mort. « Regardez ce tableau : Tout est muet dans l’air, / Les cieux semblent peser sur cette aride plaine / Couverte d’ossements et de poussière humaine », disait Madame Louise Colet dans ses vers « à Monsieur Eugène Delacroix, sur sa peinture d’Hamlet ».
Delacroix donne à la scène de son tableau un décor qui pour être simple en apparence, dégage un calme morbide et un enfermement encore plus inquiétants. Alain Daguerre de Hureaux disait à propos du tableau : « Partant du romantisme d’atmosphère de la première lithographie où les accessoires sont largement utilisés- château, tombe, cortège funèbre- il intériorise progressivement la scène et lui octroie une dimension nouvelle ». Delacroix accomplit comme dans ses autres œuvres un travail important sur la couleur, il avait d’ailleurs déclaré : « La peinture […] comporte l’idée de la couleur comme une des bases nécessaires, aussi bien que le clair-obscur et la proportion et la perspective. La couleur donne l’apparence de la vie ». Ici, les composés de couleurs teintés des paysages sont ceux de la mort, du retour à la terre dont la couleur empreint le sol désherbé autour de la fosse, la montagne et les nuages. L’autre partie du sol est verte tirant sur le gris, comme si l’herbe se changeait en cendre. Les nuages couvrent la partie de ciel bleu et la partie découverte est jaune et crépusculaire. Les personnages sont habillés en rouge, couleur de sang et en noir, couleur de deuil. La fosse est entourée d’un noir très sombre souligné par la cape noire du second fossoyeur qu’on ne distingue plus dedans. Alors que le coin en haut à droite est le haut d’une montagne, le coin en bas à gauche est noir, sans fond et ténébreux. Le tableau est traversé par une diagonale descendante du ciel vers l’enfer qui passe par la montagne, le crâne et le bras du fossoyeur. Elle traverse Hamlet et Horatio, dont les corps sont des piliers entre cieux et enfers car ils sont encore vivants. Mais leurs regards se dirigent vers le bas, car ils méditent sur la mort. Le ciel épais et l’horizon bas donnent un effet de pesanteur et d’enfermement, accentué par les montagnes qui forment une pente vers le bas et un mur vers l’extérieur. Cette puissante ligne oblique entraîne une chute vers le sol et l’intérieur de la fosse : une descente vers la mort et les enfers. Le ciel comme le haut de la montagne entraînent un basculement vers le gouffre en bas. Ce vertige de la mort créé par le paysage rappelle la méditation d’Hamlet. Delacroix a été inspiré par le tableau peint par Géricault en 1814, le Cuirassier blessé, dans lequel on retrouve la même chute. La posture des personnages évolue aussi vers le bas : Hamlet et Horatio sont debout, le second fossoyeur est assis à côté de la fosse et le premier fossoyeur est à demi enfoncé dans la tombe qu’il creuse, de laquelle il sort le crâne.[pic 2][pic 3]
2) Le crâne, cinquième personnage du tableau
Les quatre têtes forment un cercle autour de la cinquième : le crâne, élément central du tableau. On retrouve dans les tableaux de Delacroix une tache blanche entourée d’éléments rouges et noirs. Ici la tâche blanche est le crâne entouré de la lumière du ciel et autour duquel les quatre personnages habillés de rouge et de noir forment un cercle. Il est également au cœur des jeux de gestes et de regards. Le premier fossoyeur le tend, le second fossoyeur le pointe du doigt et tous le fixent. Tous les personnages, qu’ils soient montrés de dos, de profil ou de face sont tournés vers le crâne placé au milieu de deux diagonales : celle formée par Horatio et le second fossoyeur face à face, tous deux roux habillés de rouge et celle d’Hamlet et du premier fossoyeur également l’un en face de l’autre, bruns vêtus de noir et de blanc. Le crâne qui se détache du ciel attire immédiatement le regard, souligné par le geste ostentatoire du fossoyeur. [pic 4][pic 5]
Si ce crâne semble être la clef de ce tableau c’est parce qu’il est à la fois l’enjeu du moment immédiat de la scène- le fossoyeur montre à Hamlet le crâne de Yorick, autrefois bouffon de son père- et un symbole de la réflexion d’Hamlet. C’est en effet la vision d’un crâne qui éveille sa pensée sur le mystère de la mort et il l’utilisera à la fois comme point de départ et point final de son raisonnement, d’abord en imaginant sa vie antérieure : « Ce crâne avait une langue et pouvait chanter jadis », puis la vie de son possesseur : « peut-être la caboche d’un homme d’Etat qui croyait pouvoir circonvenir Dieu ! » pour revenir à son état actuel : « Et maintenant cette tête est à Notre-Dame des Larves ». Un autre crâne s’offre à sa vue et lui fait reprendre sa démonstration : « En voici un autre ! Qui sait si ce n’est pas le crâne d’un homme de loi ? Où sont donc maintenant ses distinctions, ses subtilités, ses arguties, ses clauses, ses passe- droits ? ». Hamlet à la fois réalise et montre la fragilité voir le ridicule des préoccupations de l’Homme sur terre, amenées à disparaître avec lui. Il montre aussi que sa supériorité est une illusion puisque la mort lui ôte tous les privilèges qu’il croyait avoir acquis. Le crâne appelle Hamlet à constater l’effet de la mort et du temps sur un corps, comme preuve de sa vulnérabilité, de son impuissance et aussi de la perte de ses avantages : « Combien de temps un homme peut-il être en terre avant de mourir ? », « Crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là dans la terre ? […] Et cette odeur-là ?... Pouah ! ». Ces paroles traduisent le dégoût et l’effroi qu’Hamlet ressent face à la mort, ce qui ne l’empêche pas d’éprouver une certaine curiosité et une fascination. Ce mélange est exposé sur le tableau dans les expressions et les attitudes d’Hamlet et Horatio : tous deux, malgré leur calme grandeur de piliers immobiles et leur noblesse ont le regard attaché au crâne, la tête inclinée vers lui. Tandis que les sourcils froncés d’Horatio marquent l’intérêt et la répugnance, le regard perdu d’Hamlet révèle une tristesse intérieure profonde et mystérieuse et sa main semble hésiter à attraper le crâne que le fossoyeur lui tend. Ce visage révèle aussi de lourds souvenirs : la mort hante le jeune prince depuis le début de la pièce, au cours de laquelle chaque trépas en appelle un autre. La rencontre avec le spectre de son père fait peser sur lui la lourde responsabilité d’une vengeance qu’il doit accomplir en tuant l’assassin qu’est son oncle. Il a déjà tué Polonius par erreur, ce qui déclenchera le suicide de sa fille Ophélie dont les fossoyeurs creusent la fosse ici même. Ces deux décès sont à l’origine de la scène de l’affrontement entre Laerte, frère d’Ophélie, et Hamlet, qui fera mourir ces derniers, Le Roi et La Reine. Ce crâne représente aussi la fatalité, puisqu’en le regardant, Hamlet voit son passé avec le personnage de Yorick qui le ramène aux souvenirs de l’enfance, mêlé à son destin : la mort qui l’attend à la prochaine scène.
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