Incipit de L'étranger (1942) d'Albert Camus
Commentaire de texte : Incipit de L'étranger (1942) d'Albert Camus. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar dsl1970 • 11 Mars 2022 • Commentaire de texte • 4 259 Mots (18 Pages) • 515 Vues
Le texte présenté au baccalauréat est réduit compte tenu des circonstances. Une version .pdf vous est communiquée en pièce attachée.
– 1re partie –
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile: « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.[pic 1]
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » II n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.
L’extrait forme l’incipit du roman L’Étranger (1942) d’Albert Camus (1913-1960), romancier et philosophe engagé qui dénonce, en plein Régime de Vichy, l’absurdité qui frappe le monde depuis la crise des valeurs révélées par le philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900) à la fin du XIXe siècle.
Un incipit désigne les premiers mots d’une œuvre littéraire (l’incipit s’étendre aux premiers paragraphes). Il constitue un enjeu majeur du pacte de lecture : il a pour fonction de situer l’action dans l’espace et dans le temps, désigner les protagonistes, programmer la suite des événements, en définissant le genre, le point de vue a du narrateur, les personnages, etc., et surtout, il doit susciter l’envie de poursuivre la lecture. Il a pour pendant l'explicit qui concerne la conclusion du récit.
L’incipit est dans ce cas dynamique car il propulse le lecteur in media res, c’est-à-dire, sans le préparer, au cœur d’une histoire dont il ignore la situation initiale et où les péripéties sont déjà engagées. Héritée du genre épique, cette technique à un effet dramatique immédiat.
Quel projet de lecture propose le présent incipit ?
Aujourd’hui, maman est morte.
Le texte commence par quatre mots, chiffre de l’unité et de l’organisation. Le présent de vérité général impose un fait indiscutable. L’adverbe employé comme CCT inscrit l’action dans le présent général qui s’étend à tout le récit : il est exceptionnel, en 1942, de rédiger un roman littéraire au présent, alors que les temps du passé sont plus traditionnels (imparfait de description et d’habitude et passé simple de la narration). Le thème de la mère ouvre le roman qui contraste avec le silence du père. L’allitération en [m] signale la problématique discrète que sous-tend le récit : l’amour. L’opinion générale reproche à Meursault son absence d’amour car il ne manifeste pas sa peine de façon ostentatoire.
Ou peut-être hier, je ne sais pas.
La conjonction de coordination « ou » et l’adverbe modalisateur « peut-être » et l’averbe de temps « hier » témoignent de l’hésitation du narrateur dont l’autorité se trouve brusquement discrédité. D’où la confession sur l’absence de connaissance qui frappe le narrateur-personnage. Ce manque de repère est symptomatique d’un univers en déliquescence : la France de Vichy, alliée de l’Allemagne nazie, exerce un régime totalitaire manifestant « l’ère du soupçon » qui s’installe à demeure, y compris après la Libération. Aussi L’Étranger (1942) de Camus est à la source même du Nouveau Roman, mouvement littéraire qui se met en place après la Seconde Guerre mondiale par les éditions de Minuit, établies par des Résistants. Le texte théorique qui justifie ce mouvement s’intitule L’Ère du soupçon (1956) de Nathalie Sarraute.
J’ai reçu un télégramme de l’asile :
Le télégramme relève d’une communication réduite : la suite de mots sans syntaxe ni verbe conjugué révèle l’indigence de la communication sous un régime totalitaire et l’aspect administratif de la langue épuré de toute émotion. La racine latine asylum du mot « asile » renvoie d’abord à un espace inviolable, ensuite à un établissement de retraite réservé aux handicapés, personnes âgés et aux aliénés. L’asile s’inscrit aux marges de la société, rassemblant alors des « marginaux » en rupture avec la société.
« Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. »
Trois phrases de deux mots. Soit six mots relevant de la douleur par analogie avec la Passion du Christ à partir de la 6e heure. La première phrase nominale se compose de cinq syllabe afin d’exprimer la tragédie de la perte, d’après le nombre d’actes d’une tragédie. Les deux autres phrases nominales se composent des six syllabes de la souffrance. Le troisième adverbe de temps « demain » s’inscrit dans l’imprécision totale si le narrateur ne parvient pas à situer son repère.
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