Bidonville : paradigme et réalité refoulée de la ville du XXe siècle
Analyse sectorielle : Bidonville : paradigme et réalité refoulée de la ville du XXe siècle. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar fatiel • 7 Mars 2015 • Analyse sectorielle • 9 277 Mots (38 Pages) • 1 342 Vues
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Raffaele Cattedra
Bidonville : paradigme et réalité refoulée de la ville du XXe siècle
Parallèlement à un urbanisme contemporain naissant, « art » de construire des « villes nouvelles » et thérapeutique d’une ville malade, l’habitat pré- caire, provisoire, et par là même, misérable et insalubre, se développe en représentant quant à lui une de ses « plaies » majeures qu’il se doit de soigner 1 – ne serait-ce que pour valider sa crédibilité. Bidonville consti- tuera de la sorte la catégorisation dénominative de l’espace géographique et social correspondant à cette pathologie urbaine.
Les bidonvilles existaient avant le mot, pourrait-on dire. Ce nom commun fut (serait ?) à l’origine un nom propre, celui d’un quartier de Casablanca. Un nom qui se généralisera par la puissance évocatrice de sa clarté sémantique (la ville des bidons) et qui va s’affirmer – par anto- nomase – en tant que catégorie stigmatisée de la ville contemporaine. Notamment dans la langue française, mais occasionnellement et acces- soirement dans d’autres langues. Suivant une variabilité dans le temps et dans les registres langagiers, progressivement, ce mot sera employé tout au long du XXe siècle pour désigner un « phénomène (devenu) univer- sel ». Bidonville voyagera ainsi entre Casablanca, Tunis, Alger et des villes du Maghreb vers celles du «tiers-monde», en passant par les périphé- ries urbaines de France et d’Europe.
Équivalent d’« habitat spontané » (ce qui n’a pas été toujours le cas, d’ailleurs), d’« habitat insalubre et misérable », d’« habitat non régle- mentaire », « clandestin », « illicite », « marginal » ou « informel », d’« habi- tat bidon » – pour reprendre les principales formules de stigmatisa- tion en usage – le terme bidonville a l’avantage de comprendre, par un seul vocable, des exemples multiples de situations locales. Il per- met de rapprocher des conditions différentes d’habitat présentes dans le monde entier ; et cela tant du point de vue des divers statuts juri- diques et du foncier que des situations sociales et économiques des habitants, des différents types de localisation et des modalités de la construction.

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Raffaele Cattedra
Le passage du toponyme au générique se réalise en quelques années, après 1930. Le mot trouvera place initialement entre un répertoire des- criptif et narratif et un registre appartenant au monde technique, admi- nistratif et à la décision politique. Il est également présent dans le voca- bulaire de la presse, il entrera dans le langage scientifique, figurera, dès 1960, dans les pages des dictionnaires, deviendra l’objet de définitions dans des articles encyclopédiques en langue française et en d’autres langues (italien, anglais). Tout en gardant la marque de la stigmatisation urbaine, le mot-objet bidonville paraît plus récemment attester une cer- taine euphémisation, d’après des contextes d’usage repérables le plus généralement dans le système de communication appartenant aux milieux de la culture écologiste, artistique et alternative.
Bidonville est donc un paradigme. Paradigme d’un espace stigmatisé et stigmatisant : un lieu-dit, fait de tôle et de bidons. Un type d’habitat, ainsi dénommé par les objets-matériaux qui en assurent l’édification. Un espace social, précaire, temporaire ou pas, nécessaire ou non. Un espace caché et marginal, la « zone », au sens littéral et/ou figuré, aux lisières de la ville et en marge de la norme sociale urbaine. Une catégo- rie de la ville, participe fonctionnel – bien souvent prépondérant – de l’espace urbain et de sa logique économique capitaliste. Un paradigme, enfin, consubstantiel de la sémantique des « territoires de l’urbain et [des] pratiques de l’espace » (Depaule 1984), ainsi que de leur mémoire : palimpsesterefoulé de l’établissement humain contemporain.
L’aventure d’un toponyme érigé en catégorie urbaine
L’origine. Bidonville et le succès sémantique d’un lieu-dit casablancais
Vraisemblablement, Bidonville fut à l’origine le nom d’une espèce de quartier surgi à Casablanca, pendant le Protectorat français au cours des années 1920. D’autres indices suggèrent toutefois des pistes alternatives, ou complémentaires, comme celle de Tunis, et contribuent à brouiller l’investigation. Nous opterons pour la première, car l’identification du toponyme nous permettra plus aisément d’en suivre l’aventure. Cependant, il se peut que le mot « bidonville » ou « bidon-ville » ait surgi antérieurement à Tunis. Mais c’est à partir de Casablanca que le succès de la formule se répandra.

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Bidonville : paradigme et réalité refoulée de la ville du XXe siècle
À la différence de Tunis, ville historique, avec sa médina prestigieuse, et capitale du Protectorat depuis plusieurs décennies, Casablanca était alors synonyme de réussite économique et sociale urbaine, à la manière amé- ricaine : une bourgade qui s’apprêtait à devenir la plus grande ville du Maghreb. Tout autant, elle devenait une ville de misère, de grandes pau- vretés urbaines, caractéristiques d’un monde qui deviendrait bientôt « le tiers-monde ». Selon Jean-Louis Cohen et Monique Eleb (1998 : 221), Bidonville était localisé sur le site « d’un gigantesque campement dénommé Gadoueville». Cette première dénomination, d’après André Adam, «n’eut pas de succès » (1968 : 85-86). Dans sa thèse sur Casablanca, Adam s’était déjà orienté dans cette direction, à partir d’une enquête effectuée par Yvonne Mahé en 1936 2, sans toutefois se référer explicitement à la présence du toponyme Bidonville 3. La sémantique de la tôle et du bidon va donc se révéler plus évocatrice, efficace et moderne que celle de la boue. Dans le français d’Afrique du Nord, les formules comme « gadoue- ville », « cloaque-ville » « beni ramassés », etc., furent « évincées parce qu’[elles] traduisaient mal les caractéristiques de ces
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