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Le fait religieux

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Par   •  15 Mars 2014  •  Étude de cas  •  9 898 Mots (40 Pages)  •  944 Vues

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Introduction

Etymologiquement, religion signifie relier. Mais que s’agit-il de relier ? Les hommes et les dieux, comme le suggère saint Augustin ? Ou faut-il penser que Dieu n’est qu’un intermédiaire mystérieux destiné à relier les hommes entre eux par le respect de règles éthiques ? L’anthropologie pourrait encore suggérer qu’il s’agit de relier les vivants aux morts : la religion est en effet coextensive au culte des morts.

Nous commencerons par tenter de caractériser la religion en l’envisageant dans sa dimension anthropologique. Puis nous discuterons la religion comme doctrine théorique prétendant donner (révéler) une vérité sur le monde. Enfin, nous aborderons la religion du point de vue éthique, c’est-à-dire en tant que système de valeurs dont il s’agira d’évaluer les effets.

I. Le fait religieux

A. Essai de définition du fait religieux

La religion est un phénomène social mystérieux. Il semble consubstantiel à l’homme dès son origine, et peut même servir de critère de l’humanité : on a pu faire commencer l’humanité avec les premiers cultes des morts. C’est donc l’universalité du phénomène qui s’impose à première vue : on ne connaît guère de société sans religion. Mais l’universalité de la religion est problématique, puisqu’il existe des individus irréligieux, agnostiques ou athées, et même, depuis l’époque moderne, des sociétés laïques.

De plus, l’universalité du phénomène religieux dissimule une grande variété des formes concrètes que prend ce phénomène. Commençons donc par voir si nous pouvons extraire de cette multiplicité une essence commune afin de parvenir à une définition du « fait religieux ».

1. La dimension sociale

La dimension sociale est un élément essentiel de la religion. C’est ce qui distingue la religion de la magie ou de la simple croyance personnelle. La religion est toujours, par définition, organisée en Eglise et s’accompagne toujours d’un minimum de rites.

Durkheim a beaucoup insisté sur cette dimension sociale. Cherchant à comprendre d’où vient la puissance coercitive de la religion et l’« aura » des dieux, il affirme que cette puissance ne peut venir que du groupe, de la société. C’est en effet seulement de la collectivité, qui dépasse chaque individu et s’impose à lui, que peut venir une telle force. La religion n’est jamais qu’une modalité de la conscience collective, c’est-à-dire du lien social, de la contrainte exercée par le groupe sur chaque individu. Dieu, c’est le clan, écrit-il. Toute religion consiste à adorer la société. De plus, toutes les religions suscitent un sentiment intense d’appartenance à un même corps.

Ajoutons deux remarques qui vont dans le même sens. D’abord, il est vrai que l’obéissance au dieu est au fond obéissance au groupe : car d’autres groupes croient en d’autres dieux. Quand l’individu se soumet à son dieu, il ne se soumet pas tant au dieu lui-même qu’à son groupe qui lui recommande de choisir ce dieu-là. La croyance religieuse est d’abord un processus d’identification sociale et culturelle. Croire en un dieu, c’est accepter la culture et les valeurs d’un groupe culturel donné.

Autre élément : Nietzsche émet l’hypothèse que la religion prend son origine dans le respect dû aux ancêtres (Généalogie de la morale, II, § 19). La conscience d’une dette envers les ancêtres, qui sont à l’origine du groupe, serait le premier germe de toute religion. Plus généralement, il est très clair, pour Nietzsche comme pour Freud, que la religion est un discours qui exprime l’« instinct du troupeau » : étant essentiellement morale, elle est essentiellement sociale.

2. Le profane et le sacré

Cette « force » du groupe, continue Durkheim, s’incarne (s’objective) ensuite dans des objets quelconques, qui acquièrent un statut « sacré », c’est-à-dire qui sont séparés, interdits : fétiche, totem, temple, etc. L’essence du religieux est dans cette distinction entre le profane et le sacré : cette distinction se retrouve dans toutes les religions :

Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent.

Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912

Freud avait voulu expliquer l’origine de cette distinction par un parricide originel qui expliquerait l’émergence du totem et du tabou : le meurtre du père serait à l’origine de la mauvaise conscience religieuse et le père assassiné serait l’idole symbolisée par le totem, devenu tabou pour exorciser et expier le meurtre. Mais cette hypothèse n’est plus guère retenue par les chercheurs actuels.

Mircea Eliade, célèbre historien des religions, insiste lui aussi sur cette distinction entre le profane et le sacré, qui seule peut définir la religion :

Comme nous l’avons répété à plusieurs reprises, l’homme religieux assume un mode d’existence spécifique dans le monde, et, malgré le nombre considérable des formes historico-religieuses, ce mode spécifique est toujours reconnaissable. Quel que soit le contexte historique dans lequel il est plongé, l’homo religiosus croit toujours qu’il existe une réalité absolue, le sacré, qui transcende ce monde-ci, mais qui s’y manifeste et, de ce fait, le sanctifie et le rend réel. Il croit que la vie a une origine sacrée et que l’existence humaine actualise toutes ses potentialités dans la mesure où elle est religieuse, c’est-à-dire : participe à la réalité. Les dieux ont créé l’homme et le Monde, les Héros civilisateurs ont achevé la Création, et l’histoire de toutes ces œuvres divines et semi-divines est conservée dans les mythes. En réactualisant l’histoire sacrée, en imitant le comportement divin, l’homme s’installe et se maintient auprès des dieux, c’est-à-dire dans le réel et le significatif.

Il est facile de voir tout ce qui sépare ce mode d’être dans le monde de l’existence d’un homme areligieux. Il y a avant tout ce fait : l’homme areligieux refuse la transcendance, accepte la relativité de la « réalité », et il lui arrive même de douter du sens de l’existence.

Mircea Eliade, Le Sacré et le profane, 1965

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