Montaigne
Cours : Montaigne. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar dissertation • 3 Octobre 2013 • Cours • 2 169 Mots (9 Pages) • 1 990 Vues
De l'utile et de l'honnête »
Cet essai porte un titre extrêmement sérieux et dont il faut peut être repréciser l'arrière-plan. Ce titre fait, en effet, référence à un dilemme sur la justice extrêmement important dans l'Antiquité et que l'on peut ainsi formuler : soit l'on considère que ce qui est au fondement du droit est la force, et alors tout ce qui peut permettre d'atteindre ce pouvoir est permis ; soit il existe en nous un principe moral, la justice, que l'on doit mettre au-dessus de tout, même de son intérêt particulier. La plupart des dialogues de Platon évoquent ce problème, car il est au centre de la lutte que Socrate mène contre les sophistes : pour ceux-ci, la force est donc l'utile et tout ce qui est juste nuit à celui qui pratique la justice. Aristote évoque à son tour cette vertu de justice et la définit comme ce qui consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient et à observer en tout l'équité. Le problème se pose à nouveau aux Romains quand, en 155 avant J.-C., les Athéniens envoient à Rome un groupe de philosophes parmi lesquels Carnéade, philosophe sceptique, représentant de ce qu'on appelle la Nouvelle Académie. Celui-ci présente deux discours antithétiques : le premier jour, s'appuyant sur Platon et Aristote, il fait l'éloge de la justice ; le deuxième jour, renversant son argumentation, il affirme qu'en pratiquant la justice on se nuit à soi-même, que l'utile est contradictoire avec le juste. La justice, en effet, ne procure aucun bien au juste, elle ne profite qu'à autrui. A la suite de ces discours doubles, qui devinrent aussitôt très célèbres, Caton le Censeur fit expulser les philosophes de Rome, craignant que les jeunes Romains ne fussent séduits et corrompus par cette philosophie. Un siècle après, Cicéron reprend le débat, qui est au centre du livre III du De republica et répond en quelque sorte à Carnéade30. Dans cet ouvrage mythique31, Cicéron affirme qu'il est possible de concilier le juste et l'utile.
Montaigne analyse donc un thème surchargé de références, auquel l'autorité de Cicéron en matière politique donne du lustre et auquel les commentaire de saint Augustin et de Lactance donnent une extension religieuse essentielle. C'est en outre un thème très souvent repris au XVIe siècle, qui est au centre des questions sur le pouvoir politique et qui touche en même temps aux grands débats juridiques de l'époque sur la définition du droit. C'est pourquoi au début de son essai, craignant de passer pour un pédant en traitant, lui homme privé, un sujet aussi important, Montaigne adopte la pose du dilettante, qui lui est chère et affirme qu'il donne ses analyses pour ce qu'elles valent.
Mais aussitôt, il s'insurge contre l'opposition de l'utile et de l'honnête. Cependant, au lieu de le faire au nom de la morale, ce que fait Cicéron et ce que l'on attendrait, il commence par un raisonnement en apparence secondaire, en niant la notion d'inutilité : tout est utile dans la nature, même ce qui est mauvais, position qui n'est paradoxale qu'en apparence puisque, d'un point de vue chrétien, c'est tout bonnement la définition de la Providence. Mais Montaigne n'est jamais à court de paradoxe et la seconde affirmation est plus originale : que pour l'utile, dit-il, on abandonne l'honnête, c'est une licence qui n'est permise qu'aux hommes d'Etat, pour qui l'utilité publique est plus importante que la vertu individuelle. Les hommes privés, en revanche, doivent avoir des principes plus simples et suivre l'honnête. Etrange commentaire qui d'une part entérine l'immoralité politique, et d'autre part feint de considérer l'attitude honnête comme une attitude plus simple, plus humble, en somme plus facile que l'utile. On reconnaît ici l'influence du stoïcisme : une fois définie la voie morale d'un individu, il n'y a - et c'est cela qui est simple - qu'à s'y tenir !
Montaigne évoque alors son expérience du pouvoir et la liberté avec laquelle il a toujours parlé. Etre dans l'honnête, pour un particulier, c'est donc en premier lieu faire preuve de liberté, cette liberté qui vient de ce que l'on parle sans avoir d'intérêt personnel à défendre. Il assimilera un peu plus loin vérité et liberté. C'est, en second lieu ne pas faire entrer de passion dans le traitement des affaires, même si cette absence de passion ne doit pas conduire à l'indifférence à l'égard des malheurs de son pays32.
Montaigne tire une première conclusion qui est une redéfinition, par la négative, de l'honnête, en l'occurrence ici, du devoir :
Il ne faut pas appeler devoir ( comme nous faisons tous les jours) une aigreur et aspreté intestine qui naist de l'interest et passion privée ; ni courage une conduitte traistresse et malitieuse33.
Montaigne, à partir de quelques exemples tirés aussi bien de sa vie que de l'histoire antique, et d'un examen attentif des mobiles qui se cachent derrière les vertus, en vient ainsi à faire varier les termes d'une opposition si fortement établie depuis Cicéron qu'elle paraissait ne devoir se résoudre qu'entre le parti de l'utile et celui de l'honnête.
Ce qu'on appelle le juste, nous dit Montaigne, peut simplement être l'intérêt privé. D'autre part, la trahison peut être utile à l'Etat mais elle est toujours nuisible au particulier qui la pratique, et il est certain que la méfiance est générale à l'égard de celui qui a une fois trahi ; il est donc dans l'intérêt de chacun de ne pas trahir. Ainsi, l'honnête et l'utile se rejoignent. Peu à peu, donc, le couple de l'utile et de l'honnête cède la place à d'autres couples antinomiques. D'abord, celui de l'utile public et de l'utile privé, ensuite celui de l'inutile et du malhonnête : de nombreux exemples montrent que l'injustice des actions n'est souvent pas « rachetée » par leur utilité immédiate. Par un biais différent, volontairement non moral mais discrètement dialectique, Montaigne rejoint ainsi les conclusions morales de Cicéron.
Dans cet essai, comme dans l'essai 9, Montaigne ne cesse de rechercher au delà du lieu commun. D'une part, l'analyse prend pour base un fondement moral commun à tous et qui implique la connaissance intuitive de ce qu'est le juste, d'autre part, elle est attentive à examiner la distance
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