Nouvelle à chute - Les yeux des loups

1.

L’animal fuyait à toute allure à travers la forêt. Le plan des chasseurs avait fonctionné : il se dirigeait droit vers le piège qu’ils lui avaient tendu. Grey s’en délecta. Ses armes affutées étaient prêtes à tailler dans la chair du cerf. La bête surgit devant lui et marqua un bref arrêt avant de reprendre sa course. Le chasseur la poursuivit et fit siffler ses lames acérées près de sa poitrine, sans toutefois parvenir à l’atteindre. Mais là n’était pas son but : en l’affolant il la conduisait à sa perte. Le cerf trébucha contre un rocher en voulant éviter le chasseur et sa patte émit un craquement funeste. Il perdit l’équilibre, se ramassa sur le flanc et, bramant sa détresse, fut précipité au fond d’un ravin. L’animal finit par se briser le cou sur le flanc de la montagne.

Grey s’approcha du ravin pour admirer son œuvre. Un sourire satisfait se dessina sur son visage couvert par ses cheveux gris. Il héla ses compères qu’il entendit accourir avec des cris de joie. Il y aurait un festin ce soir au village ! Ban fut le premier à le rejoindre.

• Wouh ! Et bien ! C’était quelque chose ! Tu aurais vu la bête détaler : je n’en avais jamais vu d’aussi rapide !
• Pas assez rapide pour Grey, complimenta Mars. Il n’avait aucune chance face à notre meilleur chasseur !

Les trois camarades entreprirent alors leur descente jusqu’au cerf désarticulé qui gisait au milieu des éboulis, yeux ouverts, langue pendue. La bête était énorme et promettait un succulent repas !

De retour chez eux, ils furent accueillis par les enfants qui sautillèrent et dansèrent autour de la prise des chasseurs. Tous voulaient devenir aussi forts et braves que Grey. Les femmes sortirent à leur tour en entendant les jappements des enfants. Mars et Ban gonflèrent la poitrine pour se faire voir par les filles. Ce dernier se prit les pattes dans les bois du cerf et trébucha jusqu’à se ramasser aux pieds de deux jeunes demoiselles amusées. En levant les yeux, il reconnut Blanche et Ebène, deux sœurs jumelles pourtant bien différentes. Quand l’une avait les yeux et la crinière noirs comme la nuit, l’autre avait la peau et les cheveux de la pâleur de la Lune. Même leur tempérament était différent : Ebène était espiègle et malicieuse alors que Blanche était secrète et réservée. Ban sourit d’un air idiot et fut saisi par la peau du cou par son ami. Grey le releva et le poussa en secouant la tête d’un air agacé mais amusé. Il jeta un regard furtif aux deux sœurs. Ebène le lui rendit, badine, et Blanche détourna le regard, timide. Ban ricana et lança un coup de coude complice à son compère :

• Pourquoi tu ne vas pas lui parler ? On voit tous ici que c’est Blanche que tu veux. Quand te décideras-tu à passer à l’action ?

Grey ne releva pas. Ils arrivèrent devant le chef de leur clan, Black, et déposèrent à ses pieds leur imposant gibier. Leur meneur les félicita d’un geste de la tête. Ruby, la compagne du chef, sortit à son tour de leur logis.

• Bravo les garçons ! Voilà qui réjouira la tribu. Black, n’organiserions-nous pas une fête en l’honneur de nos valeureux chasseurs ?
• La dame a parlé, sourit le chef. Je te laisse aux commandes des festivités. Messieurs, vous pouvez disposer de votre temps comme bon vous semble. Bon travail.

Grey, Ban et Mars se retirèrent pour se reposer avant de pouvoir savourer le butin de leur partie de chasse. Grey retournait chez lui quand une femme l’interpella :

• Salut, Grey. Belle prise aujourd’hui, susurra Ebène.
• Merci.
• Dis, danseras-tu avec moi ce soir ? Black voudra surement célébrer votre bravoure.
• Je ne danse pas.
• Hum, comme tu veux… Je n’aurais qu’à me tourner vers quelqu’un d’autre. Ban peut-être ? C’est un charmant garçon, n’est-ce pas ?
• Fais ce que tu veux Ebène, soupira-t-il.
• Enfin, Grey ! s’emporta-t-elle. Que faut-il que je fasse pour t’avoir ? Nous sommes tous les deux en âge de nous unir. Tu es le meilleur chasseur et je suis la plus belle fille du village ; on ne peut rêver mieux comme couple pour faire de beaux et robustes garçons !
• Va voir ailleurs Ebène. Tu n’es pas pour moi.

Offusquée, elle tourna les talons et s’éloigna à grands pas. Blanche apparut sur le seuil, derrière eux. Ses yeux bleus brillèrent lorsqu’elle rit. C’était une des rares fois où Grey pouvait voir son moqueur mais doux sourire.

• Tu es dur avec elle. Elle ne cherche qu’à susciter ton attention.
• C’est bien ça le problème. Ce n’est pas elle qui m’intéresse, déclara-t-il en plantant son regard gris dans les yeux bleus de Blanche.
• Je suis contente que vous soyez rentrés sains et saufs, esquiva-t-elle en se détournant.

Grey la suivit des yeux en souriant. Y avait-il un espoir pour qu’elle accepte un jour de s’unir à lui ? Il ne désirait qu’elle, mais elle ne semblait pas le voir.

2.

Le festin prit place au centre du village, quelques heures plus tard. Comme le voulait la tradition, c’était au chef d’entamer le banquet. Il planta ses crocs dans le jarret de la bête et se délecta de sa saveur. Sa compagne, Ruby, fut la suivante à déguster sa part et bientôt les hommes, les femmes et enfin les enfants purent chacun manger leur repas en discutant, riant et chantant. Ruby s’approcha de l’oreille de Black et celui-ci lança les festivités. Les femmes furent les premières à se lever pour danser, suivies par les enfants, qui préféraient se courir après. Blanche refusa de se lever, malgré les appels de sa sœur. Bredouille, Ebène retourna au centre de la ronde, encouragée par ses pairs. Elle dansait de façon très sensuelle, ce qui agaçait les femmes mais exaltait les hommes. Ebène fixa alors de ses yeux noirs sa cible, d’un regard qui ne laissait aucun doute quant à ses intentions. Grey le surprit, et son échine fut parcourue d’un frisson. Oh non, pas ça ! Ebène jouait avec sa proie : elle le fixait et détournait le regard de façon intermittente, tout en s’approchant et s’éloignant. Grey se leva vivement et contourna le cercle formé par ses compagnons. Il attrapa Blanche et lui montra sa sœur du menton :

...