Les personnages du Mur de Jean-Paul Sartre sont-ils condamnés à rester mystérieux à eux-mêmes, ou une connaissance de soi est-elle possible ?
Dissertation : Les personnages du Mur de Jean-Paul Sartre sont-ils condamnés à rester mystérieux à eux-mêmes, ou une connaissance de soi est-elle possible ?. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Marie Cuvillier • 7 Septembre 2023 • Dissertation • 2 348 Mots (10 Pages) • 222 Vues
Marie Cuvillier
Introduction et plan détaillé, Littérature du XXe :
Lorsque Jean-Paul Sartre commence la rédaction des nouvelles du Mur en 1938, l’écriture du courant de conscience n’est déjà plus une innovation en littérature et la psychologie, ancien totem de l’avant-garde surréaliste, s’est largement démocratisée. Ecrivant immédiatement après cette double vogue, et conscient des limites à l’accès à la vérité d’une conscience, c’est avec une distance teintée d’ironie qu’il traite l’intériorité des personnages de son recueil. Au sein de l’une des nouvelles, le personnage de Paul Hilbert écrit : « Les pensées que je ne destinais pas expressément aux hommes, je n’arrivais pas à les détacher de moi, à les formuler ; elles demeuraient en moi comme de légers mouvements organiques. Les outils mêmes dont je me servais, je sentais qu’ils étaient à eux ; les mots, par exemple : j’aurais voulu des mots à moi. Mais ceux dont je dispose ont traîné dans je ne sais combien de consciences ; ils s’arrangent tout seuls dans ma tête en vertu d’habitudes qu’ils ont prises chez les autres et ça n’est pas sans répugnance que je les utilise en vous écrivant ». Dans cette lettre, le personnage thématise l’impossibilité de mettre en mot les mouvements de la conscience. Elle est alors ironiquement adressée aux « écrivains humanistes », soit à ceux qui ont pu avoir une telle ambition dans leurs œuvres. On voit avec quelle distance Sartre traite son entreprise de se ternir au plus près de la conscience de ses personnages. Paul n’est cependant pas un écrivain, et s’il cherche des mots pour se dire, ce n’est pas dans une entreprise communicative, mais pour se comprendre lui-même. La citation s’ouvre sur son refus de la « destination », renforcée la « répugnance » méfiante qu’il éprouve à l’égard de l’humanité (désignée par « les hommes » et « eux », soit par des termes qui accentuent la fracture entre Paul et les autres), et sur son ambition de produire un discours autoadressé sur soi. Cependant, la volonté du personnage de « formuler » ses propres pensées, de les « détacher » de lui dans une perspective analytique, est décrite comme vouée à l’échec. Paul incrimine alors les « outils » dont il est tributaire, soient les « mots » de la langue commune. Par son caractère collectif, le langage ne permettrait pas de rendre compte fidèlement de la pensée singulière du personnage et ne ferait que de la trahir. La phrase « [les mots] s’arrangent tout seuls en vertu d’habitude qu’ils ont pris chez d’autres », exprime en quoi la langue, par son caractère stéréotypé, condamne la pensée du personnage au dévoiement. Si la question du langage et de l’inaptitude de la langue commune à rendre compte de l’intériorité d’une conscience singulière est une problématique récurrente dans la littérature du début du XXe siècle, l’affirmation de Paul propose un dévoiement ce débat littéraire. En effet, alors que la question qu’il soulève traditionnellement est celle de la difficulté à produire un texte lisible pour le lecteur, Paul se décrit comme illisible à lui-même. L’image des « légers mouvements organiques » retranscrit le caractère mystérieux de cette intériorité qu’il n’arrive pas à explorer. Cet extrait de la lettre de Paul explicite donc l’échec programmé des personnages du recueil à se dire, et donc à se comprendre. Pour Paul, se dire en étant tributaire de la langue commune, c’est se trahir.
Les personnages du Mur sont-ils condamnés à rester mystérieux à eux-mêmes, ou une connaissance de soi est-elle possible ?
Dans leurs tentatives pour s’étudier eux-mêmes, le langage commun constitue régulièrement un obstacle pour les personnages. Il n’empêche cependant pas tout accès à la vérité et un certain degré de compréhension est permis. Mais, au-delà de l’enjeu de réussir à se comprendre et à faire comprendre les personnages au lecteur, l’œuvre thématise surtout l’impossibilité de se connaitre.
- Par son recours à la langue commune, l’entreprise du personnage et de l’œuvre de rendre compte de mouvements intérieurs est vouée à l’échec
- Parce que la langue ne fournit pas les outils.
Chacune des nouvelles du recueil thématise l’impossibilité de se comprendre. La langue est alors régulièrement mise en cause et ne fournirait que des termes creux, ne permettant pas d’atteindre une réelle maîtrise de la chose. Pablo est incapable de penser la mort, ses différentes tentatives ne lui fournissant que des visions déréalisées (la rêverie de la balle entrant dans le corps de Tom). Eve, bornée aux descriptions que son mari lui fait de ses hallucinations, est incapable de comprendre la folie et ne peut qu’en imiter les phénomènes. Lucien rêve de trouver un concept qui réussira à expliquer l’ensemble de sa personnalité en seul un mot, et ne fait que de passer d’un concept creux à un autre sans jamais se comprendre réellement (« asperge », « complexe », « désarroi », « déraciné », etc).
Rirette médite voluptueusement les belles phrases avec lesquelles elle entend conseiller Lulu, mais son amour de la langue dissimule chez elle des mots creux et déréalisés. Episode de la rêverie sur le mot « bonheur » : les considérations sur la beauté du mot, qui serait le « le plus beau mot de la langue française », tendent à le vider du concept qu’il décrit pour ne conserver que sa matérialité phonique. Rirette ne répète plus que « le bonheur, le bonheur ». Le terme ne signifie plus. Il est creux et ne permet plus au personnage d’avoir une prise sur la réalité. Rirette est en effet le personnage de la nouvelle qui réussit le moins bien. Elle qui se rêve capable de guider les autres grâce à des conseils où chaque mot est longuement pesé (« je lui dirai, on n’a pas le droit de jouer avec son bonheur »), sa mélancholie est la preuve de l’inefficacité du langage. En effet, si les mots avaient vraiment le pouvoir qu’elle leur prête, elle aurait dû être capable d’appliquer ses propres conseils et de prendre l’amant dont elle rêvait mais qu’elle a offert à Lulu qui n’en voulait pas.
- Parce que les outils fournis par la langue commune sont inadéquats.
La langue, outre une liste de vocabulaire, fournit une doxa et une galerie de stéréotypes qui s’interposent entre les personnages et une réelle compréhension de soi. Les lieux communs et les formules toutes faites dévoient les pensées du personnage, emportées par « des habitudes prises chez d’autres », et l’empêchent ainsi de se saisir, ou se substituent à toute réflexion réelle en lui fournissant des réponses toute faites.
Lucien surtout ne fait qu’absorber les mots des autres, ce qui l’empêche de se comprendre réellement. Le caractère problématique de son identité est posé dès l’incipit de la nouvelle : « « Je suis adorable dans mon petit costume d’ange. » Mme Portier avait dit à maman : « Votre petit garçon est adorable dans son petit costume d’ange. » » Bien que la nouvelle débute par le tour présentatif « je suis », la voix qui émerge à l’ouverture du texte n’est pas celle d’un personnage singularisé, d’une part parce qu’il n’est pas nommé et qu’on ne sait pas qui parle, d’autre part parce qu’il apparaît comme un répétiteur. Le contexte est alors celui d’une sociabilité bourgeoise stéréotypée et le propos correspond à une doxa familiariste, à une mise en scène stéréotypée de l’enfance. Ainsi, dès les deux premières phrases, la nouvelle aborde la problématique de la tension entre émergence d’une individualité singulière et stéréotypie du langage.
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