Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, scène 11
Commentaire de texte : Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce, scène 11. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Wikso _ • 17 Juin 2024 • Commentaire de texte • 1 012 Mots (5 Pages) • 86 Vues
Abandons et crimes symboliques : examen de conscience Scène 11 de la première partie, peu avant l’intermède. Cet extrait constitue le 1 er face-à-face entre les deux frères. Nous avons entendu Suzanne, Catherine, la Mère…à présent, c’est Antoine. Dans la scène précédente, Louis s’est révélé capable d’ironie et de cruauté. Les répliques d’Antoine agissent comme une forme de continuité dans l’entreprise de rééquilibrage du caractère de Louis, qui tend à être démystifié, désidéalisé. Il n’est plus la victime familiale que l’on pouvait supposer. En amont de notre extrait, la scène démarrant 17 lignes avant l’extrait, dès la première réplique de Louis, Antoine est sur ses gardes. Le rapport au langage des deux frères est différent. Louis, personnage écrivain, maîtrise le vocabulaire ; Suzanne l’avait affirmé dans notre extrait n°2. L’aîné peut inventer des histoires, et élaborer des stratégies rhétoriques contre son cadet. Antoine emploie des phrases simples, averbales, et perçoit le langage comme un danger, un piège qui peut se refermer sur lui. Dans ses interventions, il est intéressant de noter la « prescience » (prophétie) de ses répliques, qui agissent à double entente pour le lecteur/spectateur : « et tu veux regretter qu’on ne sache pas, parce que si je savais, si nous savions, les choses te seraient plus faciles, moins longues et tu serais déjà débarrassé de cette corvée. » Derrière une forme de violence, Antoine lève le voile sur son frère et nous révèle que Louis est capable de mensonge et de manipulation, ce qui affine et nuance notre vision du héros. l.1 L’extrait commence par un impératif qui sonne comme une menace, le fruit d’un danger connu pour Antoine : le risque de noyade. l.2 L’interrogation laconique (brève) de Louis trahit sinon une surprise, une volonté de développement, et sachant que le langage est un risque pour Antoine, Louis l’y précipite peut-être. l.3 La phrase déclarative « tu sais » confirme cet aspect, visant à confirmer le passif qui les concerne, l’habitude de la stratégie. Le reproche à l’endroit de Louis est basé sur les « histoires », qui perturbent Antoine et le « tuent » métaphoriquement, hyperboliquement (l.8). Louis est un donc symboliquement criminel. C’est la perception d’Antoine. l. 9 L’adverbe « Bon », isolé dans une ligne, semble agir pour calmer, reposer le locuteur, et s’inscrit comme une tentative de discernement, de ne pas perdre une forme de sang-froid. l. 10/11 La double interrogative, qui comprend une redondance, ne semble pas ironique. Antoine prend sur lui et essaye de s’intéresser. Même s’il oriente la réponse de manière oralisée, il accomplit un effort de communication, par la diplomatie….à moins que ce ne soit une arme face à la peur de la domination de Louis ? Selon l’intonation du comédien, on pourra jauger le malaise d’Antoine. On passe d’ailleurs d’une question fermée à une question ouverte, comme pour manifester (de manière artificielle ?) son effort et tendre une perche (fragile) afin que Louis puisse s’exprimer. l. 12/14 La double négation, « non » et « sans importance » (l.12) associée à l’affirmation (l.13) révèle une légère contradiction, une confusion confirmée par le retour à la négation (l.14). La réponse de Louis progresse vers une forme de rigidité…et il se barricade derrière une banalité (« un voyage assez banal »), souhaitant par là se normaliser aux yeux des siens. D’ailleurs, il ne se confronte pas immédiatement à Antoine par l’arme du pronom « tu » mais par un pronom pluriel collectif, « vous semblez toujours vouloir croire », qui responsabilise les autres. l.18 …jusqu’à la négation forte et omniprésente. On note un chiasme entre l’adverbe « rien » et les adverbes « je » et « tu », qui sont bien les enjeux du dialogue. Il coupe la communication. Et s’affirme frontalement avec ce pronom « tu » qui désigne Antoine. l. 19/24 Tension palpable mais tentative finale de conciliation avec deux interrogatives averbales sèches et minimalistes qui illustrent l’effort de pacification consenti par Antoine (l.24) L’enjeu est clair pour Lagarce : le langage agit, mais se rapproche de la menace, du danger. Ne faut-il pas fuir cette réalité du langage ? l. 24 Surgit la longue tirade de Louis. Il semble tout à la fois calme, réfléchi et angoissé, l’inverse visible de son cadet. L’ensemble est décousu mais il se dévoile. Il tente de rendre positivement son frère complice, déroulant l’atelier de sa pensée, dans ce style typique de rectification de la pensée perpétuelle. (notamment l. 43 à 54) L’épanorthose qui réduit l’enthousiasme présupposé d’Antoine de « heureux » à « content » prouve sa prudence. l. 37 Le conditionnel « elles auraient pu avoir peur » n’inclut pas Antoine, Louis s’érigeant en protecteur. l.39 Le recours à l’image de la carabine relève à la fois de l’hyperbole, de la caricature et de la recherche absolue de connivence fraternelle. l.49 L’exclusivité de l’information de la venue de Louis, réservée à Antoine, confirme le rôle qu’il souhaite et prétend donner à Antoine. Un lien privilégié, comme pour créer une clémence, et manipuler, anesthésier son frère. Créer un groupe masculin contre un binôme féminin. Mais la stratégie semble échouer, à la lumière de la dernière réplique d’Antoine. l. 55/56 Antoine surenchérit et ses craintes sont confirmées dans une illumination lexicale, validée par l’adverbe « exactement », comme une vérité qui le conforte. Antoine doute de la sincérité de son frère, lui qui est parti voici des années, et insiste sur ce terme d’ « histoires », en confirmant cette image de noyade, plus relative sur la fin de l’extrait, puisqu’elle se réduit à l’expression négative : « je ne comprends rien ». Il crie sa vulnérabilité, sa sensibilité. Son émotivité permet de le décrypter, tandis que Louis demeure assez opaque, malgré sa tirade. Antoine ne possède ni le code ni le logiciel de son grand frère, qui lui échappe en présentiel, après des années d’absence douloureuse. Il hésite entre mystification et réalité. L’épiphore de « rien » aux deux dernières lignes réduisent donc à néant la tentative de rapprochement, la communication entre deux êtres qui se croisent sans se comprendre.
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