Peut-on dire que « Don Juan aux enfers » est un poème moderne alors que Baudelaire y développe des thèmes empruntés à la littérature classique, au moyen d’une prosodie conforme aux règles de la poésie traditionnelle?
Commentaire de texte : Peut-on dire que « Don Juan aux enfers » est un poème moderne alors que Baudelaire y développe des thèmes empruntés à la littérature classique, au moyen d’une prosodie conforme aux règles de la poésie traditionnelle?. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar ValGuy • 5 Mars 2023 • Commentaire de texte • 2 271 Mots (10 Pages) • 292 Vues
Une première version du poème de Baudelaire paraît en 1846, cinq ans après un tableau de Delacroix, Le Naufrage de Don Juan, présenté au Salon de 1841. Le lien entre les deux oeuvres est évident. Le thème de la barque perdue au milieu des flots inspira Delacroix tout au long de sa carrière. Il en donne ici une interprétation, tirée de Byron, particulièrement morbide : Don Juan et ses compagnons, manquant de nourriture, tirent au sort celui d'entre eux qui sera sacrifié. Mais derrière ces influences contemporaines de Baudelaire, il ne faut pas oublier le Dom Juan de Molière, qui donne à Baudelaire sa galerie de personnages : Elvire, Dom Louis, Sganarelle, et la statue du commandeur (le "grand homme de pierre" à la fin du poème)... Sans compter la référence aux descentes aux enfers de Virgile dans L'Enéide (Antiquité latine), ou de Dante dans la Divine comédie (Renaissance italienne)... Et la liste pourrait encore s'allonger. Autrement dit, nous avons affaire à un poème qu'il est impossible de comprendre sans un minimum de références culturelles. Peut-on dire que « Don Juan aux enfers » est un poème moderne alors que Baudelaire y développe des thèmes empruntés à la littérature classique, au moyen d’une prosodie conforme aux règles de la poésie traditionnelle?
I – Une traversée sans début ni fin : un supplice éternel
A – Un récit incomplet : La strophe 1 a de quoi surprendre le lecteur : il semble qu’il manque une introduction, un prologue qui préciserait les circonstances. En effet, le narrateur évoque des actions précises au passé simple avec des vb d’action ou de mvt (descendre, donner — au passé antérieur —, saisir), mais on ne comprend pas d’emblée leur sens. D’ailleurs, il est question des « aviron[s] » au vers 4, comme si l’on savait déjà que les personnages se trouvaient sur une barque, ce qui n’est pas le cas. La conjonction de subordination « Quand » ne nous renseigne pas davantage sur le cadre temporel, puisqu’elle introduit une action précise (celle de la descente). L’ « onde » est un terme poétique qualifiant traditionnellement la mer ou l’océan, parfois un fleuve, comme c’est le cas ici, mais le terme reste vague. D’où un fort contraste entre un cadre flou et des actions précises. De même, la fin du poème ne coïncide pas avec une véritable fin de parcours du personnage, qui continue de « regard[er] le sillage ». Il avance, et il n’est nullement question d’un quelconque point d’arrivée, à moins que ce ne soit le poème suivant: « Châtiment de l’orgueil » de Don Juan :Baudelaire était soucieux de l’enchaînement des poèmes).
B – L’épilogue de la pièce de Molière ? Les références au Dom Juan (avec un « m » à « Dom ») de Molière sont omniprésentes à cause des personnages. Or, à la fin de la comédie de Molière, le personnage meurt, abattu par la foudre symbolisant la punition divine. On pourrait donc penser que le poème de Baudelaire constitue une sorte d’épilogue par rapport à l’acte V de la pièce (avec, malgré tout, une ellipse concernant l’arrivée du personnage dans les cercles des enfers). On se souviendra aussi que la barque apparaît chez Molière au début de l’acte II, dans une scène burlesque : Dom Juan et Sganarelle, qui ont failli se noyer, ont été sauvés par deux paysans qui rapportent l’épisode dans une langue presque incompréhensible (en patois). Au vers 12, le poète évoque l’attitude irrespectueuse de Dom Juan vis-à-vis de son père (métonymie : le « front blanc » évoque la sagesse liée au grand âge). Le parallèle est alors presque évident entre les cinq actes de la pièce et les cinq strophes du poème.
C – Une temporalité indéfinie propre à l’univers baudelairien : Le flou temporel est entretenu tout au long du poème : l’impression d’action, de mouvement (verbes de la 1ère strophe + « traînaient un long mugissement » + « coupait le flot noir » + le « sillage » qui indique clairement le mouvement de la barque) contraste avec une impression de calme (« calme héros »), comme si le temps était figé. Et c’est peut-être justement la temporalité des enfers selon Baudelaire, la temporalité de la mort : le personnage semble avancer dans un temps qui s’est arrêté, et n’aboutira donc jamais à rien… Il serait ainsi voué à poursuivre son voyage éternellement. Cf. « Le Voyage », p. 186 : les deux dernières strophes présentent la mort comme un voyage éternel vers un « inconnu », qu’il soit « Enfer ou Ciel ». La mort serait la solution pour échapper à une réalité détestée, et l’on pourrait ainsi penser que Baudelaire s’identifie à Don Juan (ou que Don Juan symbolise la condition du « poète maudit »).
Transition : La référence à Molière place le texte Baudelaire dans le « sillage » des nombreux auteurs qui ont réécrit le mythe de Don juan, mais on perçoit déjà la spécificité et la modernité du point de vue baudelairien, qui repose sur des ambiguïtés. A cet égard, on peut se demander si Don Juan est un personnage central ou marginal.
II – Don Juan : personnage central ou marginal ?
A – La position centrale de l’accusé : Dans la strophe centrale du poème (3e quatrain), le personnage est désigné par son père comme coupable (geste symbolique du « doigt tremblant » qui « montr[e] »). Autour de ce point central (très précisément : remarquez l’enjambement du vers 10 au vers 11, avec à la fin du vers 10/20 le « doigt tremblant » qui nous indique aussi le milieu du texte, et au début du vers 11/20 le verbe « Montrait ») se déploie le poème, à l’intérieur de frontières qui sont celles des strophes et des vers, mais comme nous l’avons dit, les limites temporelles, elles, ne sont pas fixées… De la même façon, si vous observez le tableau, vous remarquerez que la barque se situe au centre de la toile, que Don Juan lui-même se trouve au milieu de la barque (chemise blanche), mais que la scène se déploie évidemment hors cadre, à gauche, à droite, au dessus et en dessous… Autrement dit, Baudelaire semble nous donner dans son poème un équivalent intéressant des limites mais aussi de la puissance suggestive de l’œuvre de Delacroix (de même que le peintre nous suggère que la mer s’étend sur la gauche et sur la droite du tableau, de même Baudelaire nous suggère que l’histoire de Don Juan s’explique par ce qui s’est passé avant le récit que l’on découvre dans la première strophe, et se prolonge au-delà de la cinquième strophe ; quant aux limites, ce sont celles du cadre, du châssis de la toile, et celles du poème qui se déploie de manière linéaire, de strophe en strophe, de vers en vers).
B – La
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