L'inhumain
Dissertation : L'inhumain. Recherche parmi 302 000+ dissertationsPar justine pujos • 10 Avril 2025 • Dissertation • 3 524 Mots (15 Pages) • 22 Vues
Khôlle de philosophie n°3
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L’inhumain. Ce terme, à première vue limpide, semble ne poser aucune difficulté d’ordre définitionnel. Formé du radical humain et du préfixe in- exprimant la négation, il désignerait simplement ce qui s’oppose à l’humain, ce qui le contredit ou le nie. Une telle évidence sémantique pourrait presque faire douter de la pertinence du sujet : pourquoi interroger l’inhumain, si ce n’est pour constater ce qu’il n’est pas — l’humain ? Pourtant, cette opposition apparente repose sur un présupposé fondamental : que savons-nous réellement de l’humain ? Car définir l’inhumain suppose en amont de définir l’humain lui-même. Or, ce dernier peut être entendu en un double sens. Dans un sens ontologique, il désigne l’homme en tant qu’espèce vivante, dotée de caractéristiques biologiques propres. Mais également dans un sens déontologique, l’humain renvoie à l’homme comme être moral, capable de compassion, de sensibilité, de justice et de respect envers autrui. Dès lors, l’inhumain peut désigner aussi bien ce qui ne relève pas de l’espèce humaine, ce qui est hors de l’homme que ce qui, en l’homme même, trahit ou renie les vertus censées fonder son humanité.
Ainsi, faut-il considérer que, loin d’être étranger à l’homme, l’inhumain pourrait-être ce qu’il porte en lui, ce qu’il pourrait devenir en rejetant les idéaux de l’humanité ? Aussi révoltante que cette idée puisse paraître à notre conscience morale, aussi choquante qu’elle soit pour notre raison, elle mérite d’être examinée : Se pourrait-il que l’inhumain soit une catégorie de l’humain, non pas un accident, mais une possibilité interne, une constante qui l’accompagne et dont l’histoire serait le témoin. Par ailleurs, loin d’être un échec de l’humanité, l’inhumain ne révélerait-il pas en un sens l’ambiguïté constitutive de la nature humaine, cette part d’ombre où se logent pulsions destructrices, indifférence à la souffrance, ou encore volonté de technicisation de l’existence au mépris de toute éthique.
Penser l’inhumain, c’est donc approfondir notre compréhension de l’humain lui-même. C’est interroger les critères à partir desquels nous reconnaissons un semblable — ou décidons de l’exclure de la communauté morale. Car l’inhumain n’est pas seulement ce que nous rejetons, ce qui est hors de nous, mais aussi ce que nous abritons, voire ce vers quoi nous tendons (le dépassement de l’humain par la technique, ou une humanité « posthumaine »). Ainsi, Faut-il concevoir l’inhumain comme une pure négation de l’humanité ou l’une de ses dimensions constitutives ? Doit-il être rejeté comme une menace, ou compris comme une possibilité du devenir humain ?
Dès lors, nous sommes bien face à un paradoxe : comment penser l’inhumain, puisqu’il semble d’une part s’opposer radicalement à l’humain, mais qu’il apparaît, d’autre part, comme une part inhérente à l’homme lui-même, une possibilité inscrite au cœur de sa nature ? Autrement dit, Comment l'inhumain, à la fois rejet et composante de l'humain, interroge-t-il notre conception de l'humanité ? Il paraît dès lors légitime d’admettre, dans une certaine mesure, que l’inhumain se situe hors de l’humain, en opposition à son essence et à ses valeurs fondamentales. Cependant, nous verrons qu’en dépit de cette opposition apparente, l’inhumain est en réalité constitutif de l’humanité elle-même, et que sa présence au cœur de l’homme ne peut être ignorée. Enfin, nous proposerons une réflexion sur la manière dont l’inhumain, loin de simplement le nier, nous invite à repenser les limites de l’humain et la dialectique qui unit ces deux notions.
L’inhumain se définit d’abord en creux : il est ce qui n’est pas humain, ce qui semble étranger ou contraire à l’essence de l’homme. L’étymologie en témoigne : est inhumain ce qui se situe hors de l’humanité ou en contredit les principes. Mais pour penser cette altérité, encore faut-il cerner ce qui fonde l’humain. D’un point de vue biologique, l’homme est un bipède qui appartient à l’espèce Homo sapiens. L’inhumain serait donc, en ce sens, ce qui ne relève pas de cette espèce. Mais cette définition montre vite ses limites : certains singes partagent des traits physiques avec nous, tandis que des personnes lourdement handicapées peuvent en être privées. Un tétraplégique serait-il moins humain pour autant ? On voit bien que l’humanité ne se réduit pas à des critères biologiques ou physiques. L’adjectif latin sapiens, du verbe sapere (« avoir du goût, du jugement »), renvoie déjà à une capacité à penser, juger, délibérer qui serait plus apte à caracteriser l’essence de l’homme. C’est cette aptitude au logos — raison et langage — qu’Aristote place au cœur de la définition de l’homme comme *zoon logon echon*. Le logos, plus qu’un simple outil de communication, fonde la vie politique : il permet de distinguer le juste de l’injuste, d’organiser la cité sur des normes partagées. Ainsi, être humain, c’est aussi être un *zoon politikon*, un être moral et social, régi par la parole et la raison plutôt que par le pure instinct. Cette distinction se radicalise chez Descartes qui sépare le corps et l’esprit : dans le *Discours de la méthode* (1637), il oppose l’homme, *res cogitans* —âme raisonnante, libre, conscient de lui-même — à l’animal, simple machine dénuée de raison. L’inhumain serait alors ce qui, privé de logos, ne peut être reconnu comme un sujet moral. En somme, est inhumain ceux qui ne possèdent pas d’âme raisonnante.
Mais cette conception rationaliste de l’humanité est un peu réductrice. Peter Singer, dans *La Libération animale* (1975), propose de déplacer le critère de l’humain de la raison à la sensibilité. Ce qui fonde notre humanité, selon lui, n’est pas tant la pensée que la capacité à souffrir — et à reconnaître la souffrance d’autrui. Traiter un être sensible comme une chose, fût-il animal, relève de l’inhumain, car nous sommes responsables du plus faible. Ce glissement de l’ontologie à l’éthique était déjà amorcé par Rousseau dans Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, où il fait de la pitié l’affect fondateur, antérieur à la raison. À l’état de nature, dit-il, l’homme est spontanément porté à compatir à la souffrance d’autrui. La pitié, c’est nous dit-il “une répugnance naturelle à voir périr et souffrir tout être sensible, et spécialement tout être semblable à nous”. L’homme devient inhumain lorsqu’il s’endurcit, lorsqu’il perd cette sensibilité originelle. En somme, l’inhumain, c’est d’abord ce à quoi on ne s’attend pas d’un homme, toutefois, l’inhumain ne serait donc pas seulement un être étranger à l’espèce humaine, mais un homme qui, en renonçant à la raison ou à la pitié, trahit son humanité. Ainsi se dessine une tension féconde : l’inhumain est tantôt ce qui est hors de l’homme (animal, machine, les végétaux ou bien encore les choses), tantôt ce qu’il devient lorsqu’il abdique volontairement de sa raison ou de sa sensibilité. L’inhumain est à la fois ce que l’homme n’est pas par nature, et ce qu’il peut produire en allant à l’encontre sa propre nature.
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