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Terrence Malick, Foulures Du Regard

Mémoire : Terrence Malick, Foulures Du Regard. Recherche parmi 300 000+ dissertations

Par   •  18 Octobre 2013  •  4 192 Mots (17 Pages)  •  860 Vues

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Foulure du regard, plans déboîtés 
dans The New World de Terrence Malick (2005)

"Je me suis laissé dire que vous demandiez une clé capable d'ouvrir cette énigme, 
le Nouveau Monde" (Walt Whitman) 

Par Jean-Michel Durafour 
École normale supérieure Lettres et Sciences humaines, Lyon (France)

Les observateurs les plus divers ont souvent remarqué l'influence du transcendantalisme de Thoreau et Emerson dans le cinéma de Terrence Malick. Celle-ci serait particulièrement sensible dans la manière qu'a le réalisateur de regarder la nature comme destination spirituelle de l'homme, et l'union de l'homme avec la nature comme « tout parfait »(1). En un sens, Malick ne fait pas là preuve de beaucoup d'originalité et poursuit, en particulier dans The New World , la démarche qui avait déjà été celle du paléo-western, ou en l'occurrence faudrait-il dire du paléo-eastern ; ce que Howard Hawks appelait, pour sa part, le premier genre de westerns : celui de l'appropriation d'un territoire ; là où le second genre s'attache à sa conservation et à son organisation (la substitution de la loi à la force anarchique). Le pionnier est le champion de l'un ; le shérif, celui de l'autre.

L'antagonisme, si manifeste depuis Badlands , entre la nature, imperturbable, immuable (voir la contre-plongée qui clôt The New World ou les perroquets multicolores pendant l'avancée des soldats dans The Thin Red Line ), et, d'autre part, la technique moderne - entre les champs et la fonderie (Days of Heaven), la jungle et les combats (The Thin Red Line), la simplicité adamique et la civilisation raffinée (The New World)(2)-, est au fondement de ce geste cinématographique. L'occupation des hommes qui s'en détournent, voire violentent le monde, n'entame en rien la splendeur de l'univers. Et Malick semble souvent aimer à livrer son film à la nature ; à se défaire, de-ci de-là, des repères humains qui structurent d'ordinaire la narration anthropomorphique - abandon soudain de l'alternance champ-contrechamp, identification chaotique - afin d'infiltrer les scènes de plans sur la nature, allogènes à la trame scénique ou micro-scénique, souvent déroutants pour la linéarité causale et psychologique, mais picturalement saisissants. Pour mémoire : les crépuscules embrasés sur la prairie de Days of Heaven, la dernière vision d'un mourant à travers une feuille trouée dans The Thin Red Line, l'araignée glissant sur une branche au cours d'une conversation de The New World. De tels plans renversent le rapport d'incrustation, de profondeur de champ, de construction de l'espace : il ne s'agit plus de la prise de position de personnages au milieu d'un décor ou d'un certain environnement, mais de l'inscription, à rebours, du monde dans la sphère d'appartenance humaine. Par ce renversement, la perception, notamment visuelle, devient le fond de la représentation et va subir, partant, un changement notable de registre.

Une autre époque du regard

L'objectif de Malick est de procurer l'expérience d'un « effort pour dépasser la condition humaine »(3), qui est peut-être le propre de la perception cinématographique en soi : multiplication des points de vue, vitesses de l'image, etc. ; toutes expériences en décalage avec notre perception ordinaire. Regarder un film, c'est oublier qu'on est un homme. Dans le cinéma de Malick, ce mouvement s'accomplit moins par un retour emersonien de l'homme dans une nature assimilée à un super-étang de Walden - les plaines de l'Alberta, le parc national de Jamestown, les badlands du Montana -, que par la recherche d'une incrustation quasi-orfèvre du monde « dans » l'homme et la modification du mode opératoire de notre perception ordinaire.

La coupure du montage ne suppose plus la collure, la jonction, le recentrement permanent du flux filmique, mais devient une décollation , la perte d'une expérience « -centrique » du regard. Il s'agirait pour Malick de filmer la beauté pancosmique, objective, disséminée, « a-centrée » dans le vocabulaire deleuzien, d'inviter le spectateur à cesser de regarder pour contempler. Contempler : à savoir, être vu par le monde. Pour Aristote, la contemplation marquait l'identité de ce qui voit et de ce qui est vu. Celle-ci est seule capable de nous faire entrer, par le regard de l'esprit, en communication avec l'être, ce que Emerson nomme dans ses écrits « l'over-soul », la « sur-âme », cette nature, détentrice pour les transcendantalistes du don principiel de l'être, qui nous surveille et nous voit tels que nous sommes, non tels que nous voulons nous montrer à nos semblables - avec lesquels, d'ailleurs, nous peinons à nous allier (pour The New World, voir les relations entre Smith et Windfield, Pocahontas et Smith, Pocahontas et Rolfe).

Dans la scène de la mort du jeune soldat de The Thin Red Line, ce n'est pas le soldat qui regarde le soleil irradiant à travers le feuillage mangé par les chenilles ou la maladie, mais bien le soleil qui est le témoin, malgré lui, de la mort inacceptable et solitaire d'un enfant. Et ce que l'homme découvre, par-delà, c'est, comme le voulait Emerson, sa propre essence. Au contraire, la société, qui nous coupe de l'harmonie avec la nature, fausse l'humanité de l'homme. Les sociétés les plus heureuses et épanouies sont celles qui restent proches du jardin originel, in paradisum : les Mélanésiens de The Thin Red Line, les Powhatans de « l'Eden », de la « terre promise » de The New World (4). Les autres ne conduisent qu'à la guerre, à la mort, à la folie : à la fin du monde, à la finis terrae . Retournement, de nouveau : dans The New World , les confins sont les terres anglaises, et les marges géographiques, à la suite des îles pacifiques de The Thin Red Line, deviennent l'espace normatif.

Pour Malick, l'image cinématographique sertit l'infini dans la finitude du cadre et a le privilège de nous mettre en rapport avec le monde sans intermédiaires (5); mais - c'est la contrepartie - cinéma et monde restent fondamentalement distincts, et non analogiques. Là se tient l'essentiel de la « modernité » de Malick : image et monde ne peuvent plus se confondre, ni se superposer ; il faut sanctionner la fin de la croyance possible dans les images. Qu'importe que The New World soit un mélodrame un rien convenu et peu crédible : bien au contraire, son appartenance canonique au genre sanctionne son caractère d'image, et seulement d'image.

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