L'état cruel de ce qui est, Jacques Rancière
Cours : L'état cruel de ce qui est, Jacques Rancière. Recherche parmi 300 000+ dissertationsPar Mohamed Maye • 12 Janvier 2020 • Cours • 1 181 Mots (5 Pages) • 509 Vues
Commentaire – L’éclat cruel de ce qui est, Jacques Rancière
Ce commentaire aura pour objet le texte de Jacques Rancière intitulé L’éclat cruel de ce qui est[1]. L’auteur y mène une réflexion sur les formes d’arts engagés pendant le New Deal. Il examine la possibilité d’un art capable de rendre compte avec vérité de la réalité d’une classe sociale misérable. Le texte étudie principalement le cas du livre de James Agee Louons maintenant les grands hommes, œuvre étrange résultant d’une enquête menée sur les conditions de vie de métayers du sud des Etats-Unis pendant la Grande Dépression.
Agee cherche dans ce livre à se distinguer du reportage ordinaire, à rompre avec la logique journalistique rationnelle visant à « donner avec peu de signes le sentiment qu’un monde a été parcouru et qu’il est à la fois inimaginable et conforme à ce qu’on peut concevoir ». Il refuse une sélection consommable qui viendrait satisfaire le point de vue du lecteur et généraliser la situation reportée, la vidant de sa singularité. Il veut à la place embrasser le tout de la situation des métayers. Ce n’est pour lui qu’en préservant l’ensemble des éléments qui constituent leur réalité qu’il sera possible de rendre véritablement compte de la singularité de cette réalité. L’expression de cette singularité et son appartenance à un tout est pour Agee le seul moyen de rendre leur dignité à ces familles vivant dans des conditions misérables.
Cette volonté de tout restituer se manifeste dans l’écriture par des descriptions qui tendent vers l’exhaustivité : « Il faut que les mots excèdent le compromis de la description et imitent cette incarnation qu’ils savent impossible, que la phrase s’allonge indéfiniment pour épouser le mouvement qui lierait chaque détail insignifiant de la vie pauvre non plus à son contexte et à ses causes, toujours connus d’avance, mais à l’immaîtrisable chaîne des évènements qui font un cosmos et un destin. ».[2] Il s’agit donc de signifier à travers les détails d’objets dérisoires l’existence d’un mouvement de vie singulier qui a mené à ce qu’ils soient tels qu’ils sont. Agee veut montrer que les objets décrits résultent d’un art de vivre et de faire guidé par la nécessité, qu’ils portent en eux la vie des misérables et l’univers qui les écrase.
Rancière met en relation la volonté de Louons maintenant les grands hommes aux œuvres d’auteurs (Proust, Woolf) qui ont à leur manière tenté d’embrasser le tout d’une réalité. Il inscrit ainsi l’art d’Agee dans une recherche partagée de capturer l’infini à travers le détail singulier.
Cette forme permet à Agee de mettre en évidence la lourdeur de la réalité des métayers ainsi que la beauté qui s’en dégage. Les objets produits par l’art de vivre des métayers, transformés par l’action du temps et les rafistolages, contiennent une beauté spécifique. Rancière explique comment émerge cette beauté et définit les conditions de son accès. Elle jaillit de la « conjonction de l’art et du hasard »[3] et pour y être sensible, « il faut se trouver là par accident, spectateur venant d’ailleurs avec, dans sa tête et dans ses yeux, la mémoire d’une multiplicité de spectacles et de pages qui ont consacré déjà l’alliance de l’art et du hasard. »[4]. Ainsi, Rancière nous dit qu’il faut avoir été éduqué d’une certaine manière pour voir cette beauté. Et cela signifie tragiquement que les métayers, parce que « l’habitude et l’éducation ont supprimé en eux toute raison de « considérer quoi que ce soit en d’autres termes que ceux du besoin et de l’usage » »[5], ne sont pas sensibles à la beauté qu’ils participent à produire. Leur misère les en dépossède. A la place, « il leur est seulement donné de connaître l’ombre de la beauté des autres »[6] : le kitsch. Conscient de cette dépossession, James Agee voulait par son livre « renverser le jeu des rapports entre l’art des pauvres, la culture des élites et les déchets que la seconde exportait sur le territoire du premier. »[7]
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