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La Vocation Artistique Entre Don Et Don De Soi - Gisèle Sapiro

Note de Recherches : La Vocation Artistique Entre Don Et Don De Soi - Gisèle Sapiro. Recherche parmi 300 000+ dissertations

Par   •  28 Octobre 2014  •  4 153 Mots (17 Pages)  •  1 089 Vues

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Les activités artistiques sont généralement considérées comme le terrain d’expression privilégié de l’individualité et de la subjectivité. Leur degré de personnalisation élevé est le corollaire de leur faible réglementation. Plutôt que des positions toutes faites, impliquant des tâches fixées au préalable auxquelles il faudrait s’ajuster, ce sont des positions à faire. Elles se distinguent sous ce rapport des espaces bureaucratiques et des professions organisées. À la routinisation des tâches et à l’interchangeabilité de leurs exécutants, elles opposent le charisme d’une personnalité unique, dont le nom propre constitue le capital symbolique. À la compétence certifiée, le don individuel. Au principe d’utilité qui régit les sociétés capitalistes, la gratuité des biens symboliques. C’est pourquoi l’orientation vers ces activités est conçue comme l’expression d’une vocation.

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Les métiers à vocation sont des activités relativement rares, impliquant l’idée de mission, de service de la collectivité, de don de soi et de désintéressement. Ils requièrent une forme d’ascèse, un investissement total dans l’activité considérée comme fin en soi, sans recherche de profit temporel. Dérivé du verbe vocare (appeler), le terme de vocation a une double origine étymologique, juridique (invitation, assignation en justice) et religieuse. En allemand, Beruf désigne à la fois « profession » et « vocation ». Ce double sens s’origine dans la traduction de la Bible par Luther, qui assimile ainsi le travail à un devoir religieux [1] Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme,... [1] . Sans doute faut-il voir dans l’élaboration de cette éthique du travail une étape dans le processus d’intériorisation de la contrainte sociale qui va de pair avec le processus d’individualisation et de subjectivation de la responsabilité [2] Paul Fauconnet, La Responsabilité. Étude de sociologie,... [2] . Selon la thèse de Max Weber [3] M. Weber, op. cit. [3] , ce sentiment de la vocation au sens quasi religieux a pu, à la faveur de l’affinité élective entre l’ethos ascétique et une idéologie professionnelle fondée sur l’épargne, inspirer la conduite économique des premiers capitalistes.

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Cependant, au XVIIIe siècle, alors que l’usage de la notion d’intérêt se restreint au sens économique dans les théories des moralistes [4] Albert O. Hirschmann, Les Passions et les intérêts,... [4] , celle de désintéressement est revendiquée par un ensemble d’activités qui se définissent par opposition aux valeurs mercantiles et au travail manuel. D’abord réservée au domaine de la religion, la notion de désintéressement est transposée par Shaftesbury à celui de l’esthétique pour distinguer le plaisir esthétique des émotions vulgaires [5] Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad.... [5] . Cette idée est reprise et systématisée par Kant pour fonder sa philosophie esthétique. Distinguant, dans sa Critique de la faculté de juger, les jugements de goût des jugements de connaissance, Kant caractérise le goût esthétique comme un jugement sans concept, subjectif, à l’instar de l’attrait pour l’agréable. Mais alors que ce dernier vise à satisfaire des inclinations, donc un intérêt, le plaisir esthétique est, quant à lui, désintéressé. À la même époque, les avocats élaborent une éthique de désintéressement pour affirmer la priorité qu’ils accordent à l’honneur sur la fortune dans l’exercice de leur profession [6] Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public... [6] .

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C’est sous la bannière de cette notion de désintéressement que s’opère, à la fin du XVIIIe siècle, l’unification des différents arts autour d’une commune conception de l’œuvre comme fin en soi [7] Martha Woodmansee, The Author, Art and the Market.... [7] . L’ethos de l’artiste lui commande de rechercher la perfection interne de l’œuvre indépendamment du suffrage du public. Cette conception est affirmée par une élite académique qui bénéficie des commandes, des charges officielles et du mécénat, pour se démarquer de ceux qui sont réduits à faire commerce de leurs œuvres. Consacrée par la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris en 1648, l’élévation de la peinture et de la sculpture au statut d’arts « libéraux », distincts de l’artisanat et du commerce, implique l’interdiction, pour les académiciens, de tenir boutique et de vendre des œuvres autres que les leurs [8] Harrison et Cynthia White, La Carrière des peintres... [8] . En littérature, le développement du marché du livre au XVIIIe siècle creuse l’écart entre « l’aristocratie » des gens de lettres et la bohème littéraire qui vit tant bien que mal de sa plume [9] Robert Darnton, Bohème littéraire et révolution. Le... [9] .

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C’est pourtant le développement du marché des biens symboliques après la désintégration de l’organisation corporatiste d’Ancien Régime qui, en renversant l’ordre temporel entre l’offre et la demande et en imposant la concurrence entre des produits culturels pour lesquels il faut créer cette demande, va favoriser l’affirmation de l’idéologie romantique du créateur incréé parallèlement à la figure de « l’entrepreneur » incarnée par Balzac ou Beethoven [10] Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques... [10] . Expression extrême de l’individualisme moderne et du processus déjà évoqué de subjectivation de la responsabilité, le modèle vocationnel devient, avec le transfert de la fonction sacrée de la religion à la production culturelle, le mode privilégié de l’exercice des métiers artistiques, ou plutôt le modèle revendiqué par une élite qui parvient à imposer cette représentation socialement. À partir du milieu du XIXe siècle, une fraction d’artistes se détache du système académique pour affirmer un idéal de liberté emprunté aux écrivains [11] H. et C. White, op. cit., p. 87 sq. ; Pierre Bourdieu,... [11] .

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Un tel idéal de liberté est étroitement lié au caractère imprédictible que l’on prête désormais au travail artistique, conçu non plus comme exécution mais comme création. La conception vocationnelle de l’art n’oppose cependant pas le don au travail ni à l’apprentissage comme en témoignent le nombre incalculable d’heures et l’effort que Flaubert investit dans son œuvre, ce dont il ne se cache pas dans sa correspondance. Elle est au contraire étroitement liée à un ethos ascétique qui la démarque de l’amateurisme

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